Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/1006

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Est-ce bien sûr ? fit la Rousse en passant la main dans ses cheveux jaunâtres avec un geste de désespoir. — Puis elle ajouta, consolée par une idée subite : — Ils ne refuseront pas de m’emmener avec eux !

L’on n’entendait aucune parole, aucun bruit dans la chambre à coucher de la baronne. Le cadet de Colobrières et sa sœur se tenaient en silence aux côtés de leur mère, qui semblait prier mentalement. Le baron, droit sur son fauteuil, muet et immobile comme une statue, réfléchissait tristement aux obligations qu’impose une haute naissance, et aux devoirs d’un vrai gentilhomme. Lorsque l’horloge sonna la demie après neuf heures, Mme de Colobrières serra la main de sa fille avec un tressaillement imperceptible ; alors Anastasie se leva, et au lieu de faire la révérence à son père, comme de coutume, avant de se retiren elle se mit à genoux devant lui, et lui demanda sa bénédiction. Le vieux gentilhomme étendit sa main sur cette belle tête inclinée ; puis, entraîné par les mouvemens de son cœur, il l’embrassa étroitement, et dit à voix basse en la serrant contre sa poitrine : — Ma fille, je n’exige rien de votre obéissance… Voulez-vous rester près de nous ?

Elle fit un geste négatif en serrant avec transport contre ses lèvres les mains de son père, se releva brusquement, et se précipita hors de la chambre sans faire ses adieux à sa mère, qui s’était agenouillée au pied du lit, le visage caché dans son mouchoir.

Le lendemain au petit jour, Tonin attelait la jument de meste Tiste à l’antique équipage, tandis que la Rousse achevait d’attacher en arrière du brancard le léger bagage des voyageurs. Lambin, qu’on avait mis à la chaîne, hurlait au fond de la cour, et les oiseaux d’Anastasie pépiaient transis dans leur cage, qui était restée toute la nuit sur la fenêtre. Bientôt le frère et la sœur descendirent ensemble. La Rousse, qui s’était éloignée un moment, revint en habit du dimanche, son grand chapeau plat sur la tête et son paquet sous le bras. — Où vas-tu donc, Madeleine, que te voilà si brave ? lui demanda le cadet de Colobrières d’un air surpris.

— Je vais avec vous, si c’est votre bon plaisir, répondit-elle d’un ton moitié suppliant, moitié résolu. Si je vous gêne dans le carrosse, je ferai la route à pied… Ça n’est pas si loin la ville d’Aix !…

— Mais ce n’est pas à Aix, c’est à Paris que nous allons, interrompit le jeune homme tout à la fois embarrassé et touché de cette marque de dévouement. C’est si loin, si loin, que nous ne pouvons pas t’emmener.

— Il y a pour un mois de chemin, ajouta le vieux domestique.