Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dévorées par sa royauté éphémère, que pouvait-elle faire de plus que de vivre sur sa montagne, pendant que la guerre couvrait de sang le pays ? Elle ne paya pas de contribution, ne subit aucune avanie, traita de puissance à puissance avec les pachas. Sans doute il eût mieux valu ne pas se proposer un problème insoluble, ne pas lutter contre l’impossible et ne pas briser sa raison contre l’un et l’autre. On ne peut toutefois s’empêcher d’admirer les ressources qu’elle découvrit dans une situation pareille, et l’ardeur de pouvoir qui la rongeait trouvait ainsi une meilleure issue que lorsqu’elle battait ses serviteurs, sonnait ses servantes deux cents fois pendant la nuit, faisait apporter et étaler devant elle, sur le plancher, toute son argenterie et les débris de ses tasses et de ses cruches pour en faire l’inventaire, menaçait les consuls, et brandissait, pour effrayer ses nègres, la masse d’armes cachée sous son chevet.

Cependant sa santé dépérissait avec sa fortune. Elle ne pouvait plus dormir ; sa langue se couvrait d’aphtes et ses ongles se brisaient. Ses os perçaient sa peau desséchée ; une souffrance continuelle l’épuisait ; la fatale tache rouge se montrait sur ses joues. Des spasmes épouvantables la torturaient. L’image de ses anciens amis et de cette civilisation qu’elle avait abjurée lui apparaissait comme un fantôme ; accablant d’invectives son médecin et tout ce qui l’entourait, passant de l’abattement à la colère et de la colère à la prophétie, ce Prométhée féminin enchaîné sur son roc se laissait dévorer par le vautour de son orgueil. On entendait sortir de la chambre de la sibylle des hurlemens épouvantables, et quand le docteur entrait, il voyait la malheureuse vieille étendue par terre, couchée sur son lit ou à genoux devant son divan, la couverture du lit brûlée par les cendres de la pipe, sa tête nue dépouillée du turban, et des larmes coulant de ses yeux éteints. « Ah ! docteur, que je souffre ! » disait-elle. En effet, elle avait soutenu la lutte des pensées intérieures, des doutes et des inquiétudes sur le monde, sur Dieu et sur l’ame, et le poids de ses souvenirs et le fardeau de l’isolement l’écrasaient. Le médecin ne paraît pas croire que ces convulsions, dont lui-même ne parle qu’avec une horreur et un effroi extrêmes, eussent aucun rapport avec les affections épileptiques ou hystériques. Elle se remettait par degrés, reprenait sa dignité et son aplomb, parlait de Pitt et de Chatham, développait ses théories, et retrouvait un peu de calme et de raison. Cette parlerie éternelle, dont le docteur était le but et la victime, contribuait à lui rendre un peu de tranquillité et de bien-être ; c’était un remède plutôt qu’un travers. Un soir que le tonnerre avait grondé sur le Liban : « Ah ! docteur,