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ce temps, un aigle, le seul que j’aie vu en Espagne, planait majestueusement sur nos têtes. Tantôt il rasait la crête des rochers, et tantôt montait si haut dans la nue, qu’il n’apparaissait plus à nos yeux que comme un point noir sur l’azur brillant du ciel ; puis soudain il se laissait retomber de tout son poids comme pour fondre sur nous, jusqu’à ce qu’un coup de vent ou un coup d’aile le relançât dans l’infini. On eût dit qu’il insultait, par la liberté de son allure, à l’embarras où il nous voyait. On lui tira plusieurs coups de fusil. J’aurais volontiers rapporté des sierras andalouses cette dépouille opime, mais aucune balle ne l’atteignit, et il ne parut pas même entendre la détonation.

Nous avions marché jusqu’alors à ciel ouvert sur des bancs de roche semés, çà et là de gramens desséchés. La végétation et le terrain ne tardèrent pas à changer d’aspect ; à la sortie d’une gorge étroite et déjà boisée, où un chevrier nous avait introduits, nous entrâmes enfin dans la région des pins, et la terre se tapissa sous nos pas de sauges à larges feuilles et d’une espèce de cyprès ou thuya rampant d’un vert admirable ; un parfum pénétrant, vivace, émanait de partout, des sources d’une fraîcheur délicieuse fuyaient en murmurant à travers les longues herbes, la brise était piquante ; toujours plus serrés, toujours plus touffus, les pins gazaient et modéraient les rayons du soleil. Je n’étais plus dans la brûlante Espagne, j’étais en Suisse, et je respirais par tous les sens la robuste volupté de mes Alpes bien-aimées. Le sentier serpentait gracieusement sous ces divins ombrages, et, de peur d’en sortir trop tôt, je laissais aller mon cheval à son aise. Si lent que fût son pas, il me semblait encore aller trop vite.

Cependant on montait toujours, et quoique la pente fût douce, on ne laissait pas d’approcher du sommet. En nie retournant, j’avais encore quelques échappées sur la Sierra-Nevada, mais je la perdis bientôt de vue pour saluer de nouvelles chaînes. Déjà j’avais entrevu à travers les clairières la sierra de Segura, qui divise trois provinces : Murcie, Jaen et la Manche. Ayant atteint quelques instans après une crête découverte, une sorte de belvéder naturel, qu’on eût dit ménagé au milieu des bois par les génies de la solitude, je découvris tout à coup dans un immense lointain les grandes lignes vaporeuses de la Sierra-Morena, derrière lesquelles le soleil allait se coucher. Ce fut une surprise, un coup de théâtre ; je m’arrêtai pour en mieux jouir et plongeai mon regard avec ivresse dans le vaste océan de montagnes déroulé devant moi. Rien n’était distinct. On ne découvrait ni villes, ni villages, ni plaines, ni fleuves, rien que des bois à mes pieds, et plus loin des sierras échelonnées les unes sur les autres jusqu’aux dernières profondeurs de l’horizon ; les premiers plans étaient d’un vert sombre, les seconds d’un vert pâle, puis le vert tournait au bleu, qui lui-même tournait au gris, et toutes ces teintes diverses finissaient par se confondre dans la couleur rose du ciel, inondé par les rayons du soleil couchant. Un silence imposant, solennel, le silence des hautes cimes, régnait au loin coin me si la création tout entière eût été attentive à ces magnificences. Ce grand spectacle fut saisissant, mais il fut court.