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V.

M. T… avait de l’autre côté du plateau, au pied de la Sierra-Nevada, une fabrique de plomb dite de seconde fondition, parce qu’on y fond les orruras, ou résidus de la première fusion ; cette fabrique s’appelle le Rincon (le Coin), ce qui veut dire en espagnol comme en français dans cette acception un lieu solitaire et retiré. Le Rincon mérite tout-à-fait son nom : là pas de vues magnifiques, pas d’horizons étendus, mais des réduits champêtres, des sites gracieux, des jardins jonchés de fleurs et de fruits, des figuiers, des amandiers, des treilles, et de tous les côtés des taillis remplis d’oiseaux babillards. Le Bogaraya, qui n’est encore ici qu’un ruisseau, y coule au milieu des aulnes et roule des grenats dans ses eaux cristallines. J’avais besoin de repos et je passai dans ce charmant élysée toute la journée du lendemain, l’une des plus paisibles, des plus fraîches dont j’aie gardé la mémoire. Un seul incident marqua mon séjour au Rincon. Il était midi, je venais de m’endormir prosaïquement sous les aulnes au murmure assoupissant du ruisseau qui me baignait les pieds ; tout à coup un cri sauvage éclate à mes côtés, je me réveille en sursaut. Une vieille femme, une gitana, une véritable sorcière, était appuyée à trois pas de moi sur un long bâton blanc. Une loque rougeâtre l’enveloppait aux trois quarts en guise de mantille, le reste de sa toilette se composait d’une jupe trouée et rapiécée, fabriquée de lambeaux de toutes formes, de toutes couleurs. « Caballero ! me dit-elle à voix basse en posant mystérieusement son doigt de squelette sur sa bouche édentée ; pas de bruit ! suivez-moi, je vais vous conduire au trésor. Il est là haut, ajouta-t-elle en m’indiquant du bout de son bâton la cime d’un coteau voisin ; oui, c’est là qu’il est ; venez, caballero, venez, vous dis-je, il est à vous pour un duro. » Elle m’en aurait donné cent que je ne l’aurais pas suivie ; je me trouvais trop bien où j’étais, et je m’y trouvais d’autant mieux que le chemin que la vieille me montrait à travers les branches était, comme celui de La Fontaine,

… Montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé.

Encore n’aurais je pas eu pour le gravir le fameux coche du fabuliste. Je refusai donc tout net le trésor et le dura « Votre seigneurie a tort, reprit la vieille sans se décourager, elle a tort, vraiment ; le trésor, foi de chrétienne, est là qui vous attend. — Eh bien ! qu’il attende, lui répondis-je impatienté de son insistance et mécontent qu’elle eût troublé mon somme. Que n’y vas-tu seule ? Ton trésor, s’il existe, est aussi bon pour toi que pour moi. — Oh moi ! répliqua-t-elle, je ne peux qu’en indiquer la place ; pour y toucher, j’ai passé l’âge, et d’ailleurs, moi, je suis du pays. La prophétie dit :

« A l’étranger tout droit ira,
Et vieilles mains toujours fuira. »