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farouche encore ; leur peau, rougie et calcinée par l’effet constant de la chaleur, avait cette couleur de brique si chère à l’école espagnole, et leurs jambes velues, leurs bras noueux rappelaient les types les plus énergiques de Ribéra. Le plomb liquéfié bouillonnait au sein de la fournaise et coulait dans les moules de terre d’où il devait sortir à l’état solide de lingots. Nous ne pûmes supporter long-temps l’excessive élévation de la température, et le brusque passage de cette étuve étouffante au grand air fit sur nous l’effet d’un bain russe.

La soirée d’ailleurs était ravissante ; quelle fraîcheur divine ! Après la journée brûlante que nous avions subie, la brise du soir était, suivant l’expression du maître fondeur de Las Augustias, le vent du paradis. Le firmament étoilé avait cette sérénité, cet éclat, cette profondeur incommensurable qu’on admire dans les contrées méridionales ; les feux du ciel brillaient à la crête des sierras comme des feux de joie allumés par les pâtres ; la plaine ondoyait dans les demi-ténèbres des nuits espagnoles, et le silence était si profond, qu’on entendait bien loin dans le fond d’une vallée invisible le sombre et sourd murmure du Bogaraya. Nous marchions lentement et tout droit devant nous sans trop nous soucier de suivre ou non le sentier battu ; nous traversions tantôt un champ, tantôt un pré, le plus souvent des bruyères où la charrue ni la faulx ne passèrent jamais. Le sol est uni ; une fois pourtant, il se brise ; la route est traversée par le barranco de Cacin, gorge effroyable qui coupe en deux la sierra de Gador, et, passant par la Sépulture du Géant, aux confins de l’Alpuxarra, va déboucher à Dalias. Un vent impétueux règne en toute saison dans ce redoutable abîme, hanté par les oiseaux de proie, les loups errans, et où les chasseurs les plus intrépides ne s’aventurent pas sans inquiétude. Arrive-t-il par miracle que la justice se mette à la poursuite de quelque malfaiteur trop fameux, il se jette comme un sanglier traqué dans cette bauge inaccessible, et là défie tous les escopeteros et tous les miquelets de la monarchie espagnole. Comme nous franchissions à un angle droit ce défilé formidable, un coup de sifflet aigu, suivi de plusieurs autres, frappa tout à coup nos oreilles. Une bande de voleurs ou de sbires (c’était la même chose à pareille heure et dans un pareil lieu) était-elle campée au fond du barranco, et les sentinelles avancées venaient-elles de donner le signal de l’attaque ? Ce n’était qu’un jeu du vent dans les rochers.

A cent pas de là, nous aperçûmes devant nous une forme d’abord vague et confuse ; en approchant, nous reconnûmes un cavalier immobile au milieu du chemin. Nul doute qu’il ne nous attendît. Voulait-il nous demander l’aumône à la façon du mendiant classique que notre ami Gil-Blas rencontra sur la route de Pénaflor ? Ce cavalier suspect n’était autre que le régisseur du Pilar. Parti du Fondon une heure avant nous, il s’était endormi sur sa selle, et, en attendant qu’il se réveillât, sa paisible monture paissait sur place les longues herbes du sentier. Nous revînmes tous les trois ensemble et sans autre aventure au Pilar, dont le barranco s’ouvre sur le plateau de Cacin.