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pour tomber sous le joug de la féodalité industrielle. Il est libre, il est souverain, à la condition de vivre dans les bagnes mitigés de la grande industrie. L’ordre n’est maintenu que par l’action de la loi, par la prison, l’échafaud, les baïonnettes : ce sont des esclaves armés qui contiennent des esclaves désarmés, tandis qu’à l’extérieur le sort des nations est livré à tous les accidens de la guerre. Bref, la civilisation se réduit à la guerre de tous contre tous, à une guerre savante, déguisée, souvent hypocrite, toujours terrible. Ainsi, d’après Fourier, la libre concurrence est l’anarchie de la propriété industrielle, parfaitement libre de se ruiner, et d’opprimer le travail et le talent. Le commerce se trouve monopolisé par les marchands, naturellement hostiles aux intérêts des producteurs et des consommateurs. La distribution des richesses tourne encore à l’avantage du monopole, c’est un axiome que la pierre va au tas, que les premiers dix mille francs sont les plus difficiles à gagner, et cet axiome à lui seul est l’expression de la plus cruelle injustice. Donc, la production se fait au profit du producteur, la circulation au profit des marchands, la distribution de la richesse au profit des riches ; partout les fonctions de l’économie politique sont viciées, faussées en faveur des fonctionnaires au détriment du public, en faveur du riche aux dépens de la masse.

D’après Fourier, la marche de la civilisation est subversive. Les nouvelles créations de la mécanique affament l’ouvrier, la division du travail le réduit à l’état de machine ; le développement de l’industrie fortifie la féodalité industrielle, de sorte que la misère s’étend en même temps que la richesse augmente. C’est l’art de la guerre qui exploite depuis trois siècles les meilleures inventions. Si l’industrie a rapproché tous les pays, associé tous les peuples, ce n’est que pour leur faire partager tous les inconvéniens de la civilisation. Où se trouve aujourd’hui l’association universelle ? Suivant Fourier, elle se trouve dans le monopole commercial de l’Angleterre : favorisé par le perfectionnement de l’art nautique, ce monopole ferme toutes les communications, il soumet l’honneur des nations aux calculs de l’intérêt mercantile, il salarie la guerre sur le continent. Les peuples civilisés ne s’accordent que pour déboiser les montagnes, ruiner les climats, propager les pestes, développer les causes de la guerre universelle. Plus la civilisation avance, plus elle nous éloigne du bonheur : elle est si repoussante, dit Fourier, que, malgré ses avantages, elle répugne aux barbares et aux sauvages. Elle ne fait que réprimer, comprimer, supprimer nos instincts, elle se réduit à une triple lutte contre la nature, contre l’homme et contre Dieu : contre la nature, car les travaux qu’elle impose répugnent à nos passions ; contre l’homme, car elle met en guerre la famille et l’état, les riches et les pauvres, les gouvernemens et les peuples ; contre Dieu, car elle proclame des lois morales et nous prêche le devoir. Or, c’est là pour Fourier un bouleversement monstrueux. Tous les animaux, dit-il, suivent l’instinct, tous les êtres vivans obéissent à l’impulsion divine du plaisir, l’homme seul renonce volontairement au bonheur, lutte contre ses propres passions et se révolte ainsi contre Dieu.