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On sait le dénouement de cette affaire. Fénelon fut traité en vaincu ; on l’accabla dans sa personne et dans ses amis. Louis XIV avait demandé à Rome l’examen des Maximes des Saints ; il finit par en exiger la condamnation. La bulle du pape vint enfin frapper l’archevêque de Cambrai : il était prêt pour un triomphe décent comme pour une défaite habilement supportée. Quoique le coup l’eût frappé au cœur, nul ne s’aperçut qu’il était blessé, et, pareil à ce lutteur rhodien de son Télémaque qui, renversé par le fils d’Ulysse, tâche encore de le mettre dessous[1], il sut faire un dernier tort à son vainqueur de la grace même avec laquelle il tomba.


IV.

Quoique les armes n’aient pas toujours été bonnes, la victoire a été juste. Juste en ce qui touche le dogme, elle l’a été pareillement pour qui ne regarde dans cette querelle fameuse que les principes des deux adversaires, les conséquences générales de ces principes pour la conduite de l’esprit, et enfin le côté par lequel une lutte entre deux des plus grands écrivains de notre pays peut intéresser notre littérature et notre langue.

Le principe fondamental de Bossuet, c’est la tradition, le catholique, l’universel, le nous. Le principe de Fénelon, c’est le particulier, et s’il y a tradition, tout au plus, une tradition d’hier ; c’est l’expérience personnelle, le moi. En d’autres termes, Fénelon part du sens individuel ; Bossuet du sens commun. Ces deux principes sont également légitimes ; c’est la lutte sans cesse renouvelée du sens individuel et de ses expériences contre la discipline et la tradition, qui fait la vie des sociétés humaines. Les révolutions ne sont autre chose que le combat, rendu sanglant par les passions qui s’y mêlent, du principe du sens propre, d’où naît l’activité et l’invention, et du principe du sens commun et de la tradition, d’où naît l’ordre, la règle, la hiérarchie, l’esprit de conservation si nécessaire pour balancer et pour contenir l’esprit d’invention. C’est pour ce grand combat que la Providence met au monde, à certaines époques, des hommes supérieurs en qui se personnifient les deux principes, et c’est parce que ce combat est nécessaire et inévitable que tout combattant qui y est de bonne foi est innocent ; mais, comme il n’y a de combat dans ce monde que pour

  1. Livre V.