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avec une action qu’on ne peut qualifier de finale, car elle ne termine rien, dans laquelle le principal des défenseurs de Troie est vaincu et tué par le plus vaillant des Grecs ? L’Énéide n’est pas sur de plus larges proportions : deux chefs de peuplade, Enée et Turnus, se disputent, avec des forces à peu près égales, la main de la fille d’un roitelet du Latium. Pour chacun de ces deux chefs-d’œuvre impérissables, le poète a dû tirer de son propre fonds le merveilleux dont il a admirablement brodé l’aventure ; à une réalité mesquine il a été nécessaire d’ajouter la fable ; il a fallu semer le récit, avec un art infini, de traditions historiques, de notions géographiques et de la philosophie la plus avancée du temps. De la sorte l’Iliade et l’Enéide sont des espèces d’encyclopédies des deux époques, importantes dans les annales du genre humain, où elles furent écrites, mais des encyclopédies sous la forme la plus admirable et la plus entraînante, tracées de la main d’hommes du plus rare génie et du plus grand savoir. Elles offrent le tableau animé et éclatant des croyances et des opinions, des connaissances et des usages, des mœurs et des arts de deux peuples d’élite, de qui notre civilisation dérive, à qui nous nous sentons liés par un cordon ombilical. Par conséquent, elles nous saisissent, pour ainsi dire, par les entrailles, et elles resteront des monumens immortels tant que subsistera la civilisation de l’Occident, qui n’est pas près de finir, car elle prime en ce moment la terre tout entière, du Japon jusqu’à Rome. La Jérusalem Délivrée raconte le choc de deux masses, considérables cette fois, mais à peu près d’égale puissance. La foi y triomphe, parce qu’elle est la foi, conclusion juste sans doute, mais trop prévue et qui par cela même laisse le lecteur assez froid. On a eu beau y mettre du merveilleux ; on n’en a point fait une merveille, quoique ce soit une magnifique composition. À la conquête du Mexique, comme valeur intrinsèque sous le rapport des prodiges accomplis, il n’y a de comparable que l’envahissement de l’Asie par Alexandre, ou la fondation de la puissance portugaise dans l’Inde. De même qu’au Mexique, dans ces deux épisodes de l’histoire du genre humain, la disproportion est énorme entre la force assaillante et celle qui est assaillie. L’infiniment petit triomphe de l’infiniment grand ; la force du génie se révèle dans toute sa splendeur ; par un effort sublime, l’homme dépasse d’une immense hauteur la sphère où il est resserré ordinairement, et réalise des miracles. C’est l’inattendu et l’imprévu à leur plus haute expression.

Si la conquête du Mexique, prise dans son ensemble, est prodigieuse, les détails ne sont pas moins surprenans. On ne sait quels