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plutôt que la juger. C’est là, nous le croyons, le premier devoir du biographe. Pourtant, nous nous permettrons en finissant quelques réflexions sur son talent et sur son caractère. Dans les lettres, renommée, liée à celle de Voltaire, a été naturellement éclipsée par l’éclat de cette grande mémoire. Les ouvrages qu’elle a laissés ne peuvent d’ailleurs être goûtés et compris que d’un petit nombre de lecteurs ; puis la science a marché, et toutes les connaissances de ce rare esprit ont été dépassées. Cependant on ne saurait nier que Mme du Châtelet n’ait eu sa part glorieuse dans l’influence que les sciences exercèrent en France au XVIIIe siècle. Sa haute position et sa liaison avec Voltaire servirent à propager le goût de la philosophie. Par sa traduction du livre des Élémens, elle popularisa le système de Newton ; par ses Institutions de Physique, elle initia la France à la philosophie de Leibnitz. Enfin, dans une science sur laquelle il nous serait impossible d’émettre un jugement même superficiel, elle a mérité ce bel éloge d’un savant contemporain[1] : « Mme du Châtelet est un génie en géométrie. »

Quant à ce que fut sa vie, il faut, pour être équitable envers Mme du Châtelet, ne point la séparer de son temps ; pour comprendre ses faiblesses, pour les excuser même, il est nécessaire de les comparer aux intrigues audacieuses, aux galanteries sans amour des femmes d’alors bien peu furent égarées par le cœur. Dans Mme du Châtelet, nous l’avons vu, c’est toujours le sentiment qui domine, et dans la peinture de ce sentiment son style reste constamment chaste. Une sensibilité délicate l’entraîne et la contient à la fois. La femme supérieure maîtrise en elle la femme du XVIIIe siècle. Son caractère et ses goûts étaient pourtant, il faut l’avouer, une des expressions les plus caractéristiques de cette époque, à la fois si frivole et si tourmentée, se raillant de tout et voulant tout connaître, se débattant au milieu des ruines et ne pressentant pas l’ordre meilleur qui allait en sortir. La vieille foi était morte, le respect pour la royauté avait disparu, et rien ne remplaçait encore ces symboles détruits ; les devoirs politiques, les sympathies et les croyances nouvelles étaient à peine en germe dans les cœurs. Voltaire avait le sentiment profond de la justice ; mais avait-il bien celui du droit de l’homme et de la liberté ? Non : ce ne fut qu’à la fin de son siècle que ces idées généreuses et fécondes se formulèrent et pénétrèrent successivement dans toutes les intelligences. Rousseau, qui sut comprendre bien mieux que Voltaire les tendances et les besoins

  1. M. Ampère, père du savant et spirituel collaborateur de cette Revue.