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esprit ne fasse bien plus de cas d’une plaisanterie fine que votre cœur d’un sentiment tendre ; enfin, j’ai bien peur d’avoir tort de vous trop aimer. Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous ; mais mes réflexions, mes combats, tout ce que je sens, tout ce que je pense me prouve que je vous aime plus que je ne dois. Venez à Cirey me prouver que j’ai tort ; je sens que vous ne le pouvez avoir que quand je ne vous vois pas. Cette lettre est pleine d’inconséquences ; elle ne se ressent que trop du trouble que vous avez mis dans mon ame ; il n’est plus temps de le calmer. J’attends votre première lettre avec une impatience qu’elle ne remplira peut-être point ; j’ai bien peur de l’attendre encore après l’avoir reçue. Mandez-moi surtout comment vous vous portez. Je me reproche cette nuit que vous avez passée sans vous coucher. Si vous en êtes malade, vous ne me le manderez point. Je voudrais savoir si vous avez essuyé bien des plaisanteries, et cependant je voudrais que vous ne me parlassiez que de vous ; mais surtout parlez-moi de vos arrangemens. Je vous attendrai à Cirey, n’en doutez pas. Si vous le voulez bien fort, croyez que je n’aurai qu’une affaire, mais vous ne voulez rien bien fortement. Sans cette preuve d’amour que vous m’avez, tant reproché d’exiger[1], je ne croirais pas que vous m’aimez, j’attache à ce mot bien d’autres idées que vous ; j’ai bien peur qu’en disant les mêmes choses, nous ne nous entendions pas. Cependant, quand je pense à la conduite que vous avez eue avec moi à Nancy, à tout ce que vous m’avez sacrifié, à tout l’amour que vous m’avez marqué, je me trouve injuste de vous dire autre chose sinon que je vous aime ; ce sentiment efface tous les autres. Croyez que si vous ne venez pas à Cirey, vous aurez bien tort. Je suis inconsolable quand je pense que si j’avais pensé à ce saint Stanislas[2], je serais encore à Lunéville ; mais il me semble que vous ne m’y avez jamais tant aimée qu’à Nancy. Je ne puis me repentir de rien, puisque vous m’aimez. C’est à moi que je le dois ; si je ne vous avais pas parlé chez M. de la Galaisière, vous ne m’aimeriez point. Je ne sais si je dois m’applaudir d’un amour qui tenait à si peu de chose ; je ne sais si je n’eusse pas bien fait de laisser à votre amour-propre le plaisir qu’il trouvait à ne plus aimer. C’est à vous à décider toutes ces questions ; je ne sais si votre cœur en est digne. Je sais que cette lettre est trop longue, je devrais la jeter au feu ; je vous en laisse le soin, mais prendrez-vous celui de me rassurer ? »


Mme du Châtelet revient à Lunéville et se livre à tout l’entraînement de cet amour ; elle en est heureuse et riante, les plaisirs du monde l’enivrent de nouveau. Elle veut briller aux yeux de Saint-Lambert, et se montrer à lui dans tous ses agrémens ; elle joue la comédie et chante l’opéra à la petite cour du roi de Pologne ; elle rajeunit, et Voltaire écrit au comte d’Argental :

  1. Le sacrifice d’un voyage en Italie que Saint-Lambert devait faire.
  2. La fête du roi de Pologne, qui se célébrait à la petite cour de Lunéville.