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c’est-à-dire que leur personnalité s’efface, disparaît, ou tout au moins se confond dans celle de l’homme qui les a dominées. Ce qu’elles eurent d’originalité, de grandeur, et quelquefois de génie, ne leur est reconnu que comme un reflet de l’esprit de l’homme célèbre qu’elles ont aimé.

C’eût été pourtant, même sans le prestige de la renommée de Voltaire, une femme vraiment supérieure par le cœur et par l’esprit, qu’Émilie-Gabrielle, marquise du Châtelet. Née à Paris, en 1706, elle était fille du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Douée d’une vive intelligence, elle apprit dès son enfance, et comme en se jouant, l’italien et le latin. Elle avait commencé à quinze ans une traduction de Virgile, et les fragmens qui restent de cette étude prouvent combien elle avait dès-lors le sentiment des beautés de l’original. Ce jeune esprit s’exerçait aussi à faire des observations grammaticales et littéraires sur les grands écrivains du règne de Louis XIV, et c’est ainsi que se forma ce goût d’une exquise délicatesse, qui fut plus tard si salutaire au génie de Voltaire. À ces fortes études, l’éducation du temps, comme celle de nos jours, en joignait de moins sévères. La jeune Émilie avait une voix charmante ; elle apprit la musique, la déclamation, la danse, l’équitation, elle apprit même le jeu, car c’était alors un des plus vifs amusemens du monde, et les jeunes femmes se le permettaient aussitôt après leur mariage. Voltaire aperçut quelquefois l’aimable et studieuse enfant chez son père, puis il la perdit de vue, et ne la retrouva qu’en 1733. Elle fut mariée à dix-neuf ans au marquis du Châtelet-Lomont, lieutenant-général des armées du roi, et d’une des plus anciennes maisons de Lorraine ; le contrat fut passé à Versailles, le 4 juin 1725, devant Louis XV et la famille royale.

La jeune femme fit son entrée dans le monde à une époque où débordait la licence, et, sans s’abandonner au torrent comme tant d’autres, elle ne sut pas s’y dérober entièrement. Ce fut dans ces années d’entraînement et d’inexpérience qu’elle rencontra ce brillant maréchal de Richelieu, « cet homme extraordinaire qui, à vingt ans, avait été deux fois à la Bastille pour la témérité de ses galanteries, qui, par l’éclat et le nombre de ses aventures, avait fait naître parmi les femmes une espèce de mode et presque regarder comme un honneur d’être déshonorées par lui[1]. » Mme du Châtelet eut la faiblesse d’aimer

  1. Condorcet, Vie de Voltaire. – Pour comprendre la dissolution des mœurs de la noblesse à cette époque, il faut avoir parcouru les lettres adressées au maréchal de Richelieu par les femmes de la cour et les princesses du sang, qui, selon l’expression malheureusement si juste de Condorcet, tenaient à honneur d’être déshonorées par lui. Jamais la licence du langage n’a été poussée plus loin. Dans la langue comme dans les mœurs, la corruption est venue des hautes classes. Parmi ces lettres écrites à Richelieu par les femmes qui l’ont aimé, celles de Mme du Châtelet (et celles aussi de Mme de La Popelinière) expriment seules une émotion vrais et des sentimens délicats dans un langage décent. Cette correspondance générale d’amour, conservée avec soin par la vanité du don Juan de l’époque, fait aujourd’hui partie de la précieuse collection d’autographes de M. Feuillet de Couches.