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répéter : le naturaliste ne peut vérifier ses plus justes conjectures qu’à l’aide du temps ; il doit attendre que le hasard amène sous ses yeux le fait qui lui est nécessaire. Aussi ses découvertes, venant une à une, préparent, pour ainsi dire, les esprits, et rarement on lui tient compte de tout le chemin qui sépare le point de départ et le point d’arrivée. Si, par une vie entière de travaux assidus, il peut espérer acquérir sa modeste part de gloire et jouir auprès des esprits cultivés d’une considération méritée, jamais il ne verra son nom populaire. On nous citerait vainement comme exemple du contraire les noms de Buffon, de Cuvier. Ces grands hommes parurent dans un de ces momens propices où la société tout entière s’élance avec ardeur dans le champ des idées ; ils ont pu voir leurs travaux compris et appréciés. A notre époque de positivisme, ce fait ne se renouvellerait pas. Le mémoire le plus approfondi sur l’organisation animale ou végétale, les résultats les plus précis sur les mystères de la vie, seraient bien vite oubliés pour le moindre perfectionnement apporté dans la construction des railways ou pour un nouveau procédé de dorure, et la voix de Buffon décrivant les merveilles de la nature, celle de Cuvier lisant dans un débris d’ossemens fossiles l’histoire des êtres qui nous précédèrent sur ce globe, seraient, de nos jours, étouffées par le bruissement des machines ou des chaudières de l’industrie.

La fortune du moins dédommagera-t-elle le naturaliste des rigueurs de la renommée ? Non certes. Plus injuste encore peut-être, elle semble fuir devant lui. Une jeunesse, un âge mûr, consacrés à des recherches pénibles qui entraînent souvent de précoces infirmités ; dans un avenir bien lointain, les labeurs du professorat à l’âge où d’autres se reposent, telle est la perspective qui s’ouvre devant l’homme voué aux sciences naturelles. Pour lui, point de ces positions intermédiaires si faciles à trouver pour le mathématicien, le physicien ou le chimiste, et qui, en assurant le présent, préparent l’avenir. Pour récompense de ses veilles, il ne doit de long-temps compter que sur le charme de ses études elles-mêmes, sur cet attrait qui nous entraîne vers la vérité, sur le bonheur qu’on trouve à la dépouiller peu à peu de ses voiles, sur la jouissance infinie qu’on ressent à la contempler. Ne soyons donc pas surpris de l’infériorité numérique qu’offrent dans notre relevé les travaux de zoologie et de botanique. Félicitons-nous au contraire de voir, malgré tant de causes de décadence, ces sciences garder leur rang, et prouver qu’en dépit de tous les obstacles l’esprit des Tournefort, des Jussieu, des Buffon, des Cuvier, n’est pas encore éteint parmi nous.

Les réflexions précédentes sont toutes comparatives. Oui, les sciences mathématiques, chimiques et physiques, offrent à ceux qui les cultivent, des avantages incontestables, si nous les mettons en regard des sciences naturelles ; mais ces avantages, elles les doivent à elles seules. L’état ne vient en aide pas plus aux unes qu’aux autres ; en dehors des applications dont il a besoin, il les traite avec la même indifférence. Un jour peut-être, nous examinerons cette question si grave des rapports de l’état avec les hommes et les choses scientifiques. Nous signalerons ce qu’il y a d’incomplet sous ce rapport ;