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la vie de Dante (octobre 1834.), et celle de Lope de Vega (septembre 1839). Cette dernière biographie a donné lieu à une assez vive discussion. Voulant raconter la vie et les aventures de jeunesse de Lope, M. Fauriel crut pouvoir tirer directement parti, à cet effet, du roman dramatique de Dorothée, dans lequel il était convaincu que le poète espagnol avait consigné à très peu près sa propre histoire. L’histoire est intéressante, romanesque, mais entremêlée d’incidens qui ne sauraient faire absolument honneur à la moralité du personnage. Un littérateur instruit, consciencieux et particulièrement versé dans l’étude de la littérature espagnole, M. Damas-Hinard, qui s’occupait vers ce même temps de traduire Lope de Vega, vit dans la supposition de M. Fauriel une témérité gratuite de conjecture et surtout une atteinte portée à l’honneur du poète. Il s’en exprima avec chaleur, avec émotion, dans sa notice sur Lope[1]. M. Magnin, avec sa modération scrupuleuse et sa balance, s’est fait le rapporteur de ce procès dans un article du Journal des Savans (novembre 1844) ; je demanderai pourtant à ajouter ici quelque chose de plus en faveur de l’opinion de M. Fauriel. Celui-ci, dans son premier article sur Lope, n’avait point déduit les preuves de sa conviction concernant la Dorothée ; il n’avait point dit d’après quel ensemble de circonstances et de signes distinctifs il croyait pouvoir assigner à cette pièce l’importance réelle d’une espèce de biographie. Il l’a fait depuis dans son travail intitulé : les Amours de Lope de Vega[2]. Ces preuves, je l’avoue (et je parle ici d’après ma plus vraie pensée, indépendamment de ma fonction d’avocat naturel), me paraissent fort satisfaisantes et de celles dont les critiques sagaces n’hésitent pas à se prévaloir d’ordinaire en cet ordre de conjectures. Si certains faits contenus dans la Dorothée n’allaient pas jusqu’à entacher la jeunesse de Lope, je ne doute point que tout biographe en quête de documens ne s’accommodât volontiers de cette source, qu’une foule d’indices, très bien relevés par M. Fauriel, concourent à désigner. Et quant à ce qui est de la moralité de Lope, qui se trouverait compromise par cette interprétation, j’avoue encore ne point m’émouvoir à ce propos aussi vivement qu’on l’a fait. N’oublions pas que la mesure de la moralité varie singulièrement avec les siècles et selon les pays ; l’imagination des poètes a été de tout temps très sujette à fausser cette mesure. Il arrive souvent à un poète de s’éprendre si tendrement de son passé,

  1. En tête des Chefs-d’œuvre du Théâtre espagnol. — Lope de Vega. — Première série. (1842).
  2. Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1843.