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a pas montré Rome reproduisant Carthage. Mais enfin quelle est la conséquence de tout cela ? Sera-ce une guerre générale ? M. Hugo espère que l’Angleterre sentira qu’il ne faut pas prendre constamment en traître l’humanité entière, et qu’elle suivra sa loi tout en suivant la loi générale. Quant à la Russie, M. Victor Hugo lui adjuge Constantinople, si elle veut bien se tourner vers l’Asie, car s’il fait jour en Europe, il fait nuit en Asie, et la Russie est une lampe. Tout cela finira donc par l’harmonie générale et la paix universelle.

Il n’est que trop sensible qu’ici l’écrivain s’agite dans une sphère tout-à-fait nouvelle pour lui. Il fausse les idées qu’il emprunte par l’exagération des développemens et des images, il prend des réminiscences pour des conceptions originales, puis il aboutit laborieusement à des lieux communs. Quelle est la cause de toutes ces méprises ? A notre sens, la voici. Jusqu’à présent M. Hugo a toujours pensé en vers, et jamais en prose. Il a toujours vu les choses, il en a toujours parlé en poète. La pensée ne lui apparaît que sous la forme d’une image, d’une antithèse, d’une harmonie. Quand une idée peut produire des effets pittoresques, ou se traduire d’une façon sonore, il l’accueille, puis il se persuade qu’il est en possession du vrai. Cependant il est en face de la réalité sans la voir, car il n’a d’yeux que pour les images qu’il a créées à lui-même, et qui l’enchantent en le trompant. Puisque M. Hugo entre dans la politique, le moment est venu de ne plus se laisser fasciner ainsi. Ce sera pour lui un nouveau et piquant usage de ses hautes facultés, que de chercher à triompher de certains penchans naturels. Dans ce travail difficile, ni la curiosité de la foule, ni la sympathie qui s’attachent toujours à un grand talent, ne lui manqueront. Mais que le poète ne se le dissimule pas c’est une rude tache qu’il impose à son ambition que la nécessité de vivre désormais dans l’étude des faits. Il n’y a rien de poétique dans la politique contemporaine. Elle se compose de questions fort grossières et fort complexes. On ne saurait venir à bout des matières économiques, législatives, internationales, par des affirmations sans examen ou de fastueuses généralités. Il ne suffira pas à M. Hugo de tourner le dos à la poésie, au théâtre, pour devenir un homme politique ; une transformation presque complète lui sera nécessaire. Puisse-t-elle s’accomplir ! puisse cette nature si forte se montrer heureusement flexible !

Si M. Victor Hugo parvient vraiment à se modifier lui-même, ce changement exercera sur son style une influence heureuse. Poète, il fait depuis long-temps beaucoup d’efforts pour écrire en prose, et dans ces derniers temps, deux succès académiques ont dû lui persuader qu’il y avait tout-à-fait réussi. C’est le devoir de la critique de