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Après cette évocation du passé, l’écrivain arrive enfin à l’idée capitale de son morceau, c’est-à-dire à la suprématie qu’exerçaient, au commencement du XVIIe siècle, d’une part, la Turquie, de l’autre, l’Espagne. Cette idée fort juste, M. Hugo l’a empruntée à un historien allemand, dont le livre a été traduit en 1839[1]. M. Ranke, un des représentans les plus éminens de la science historique de l’autre côté du Rhin, a composé un ouvrage capital sous le titre de : Princes et Peuples de l’Europe méridionale pendant les seizième et dix-septième siècles. Son livre sur la papauté forme une partie de cet ouvrage, auquel l’auteur a donné pour complément l’histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole. C’est là que le célèbre professeur de Berlin expose, avec autant de sagacité que d’érudition, la prépondérance dangereuse qu’avaient acquise, à la fin du XVIe siècle, l’empire ottoman et la monarchie espagnole.

Sur ce fond, M. Victor Hugo a jeté ses couleurs. Il a énuméré les forces de ces deux empires, qui, dit-il, pesaient sur l’Europe du poids de deux mondes, puis il a imaginé de transporter le même parallèle dans le présent. Selon lui, à la Turquie a succédé la Russie ; à l’Espagne a succédé l’Angleterre. Nous ne chicanerons pas M. Hugo sur les ressemblances qu’il trouve entre la Russie et la Turquie. A son avis, il y a du Tartare dans le Turc, il y en a aussi dans le Russe. Soit ; mais quels sont les rapports entre le caractère et la constitution politique des Anglais et des Espagnols ? M. Hugo avoue que la première chose qui frappe quand on compare l’Angleterre à l’Espagne, c’est une dissemblance ; puis il ajoute qu’en y réfléchissant, on arrive à ce résultat singulier, que cette dissemblance engendre une ressemblance. Et cette ressemblance, quelle est-elle ? En Espagne comme en Angleterre, le roi est annulé. Un parlement lie le roi d’Angleterre, l’étiquette lie le roi d’Espagne. Quelquefois le parlement se révolte, et tue le roi d’Angleterre ; quelquefois l’étiquette se révolte, et tue le roi d’Espagne. Autres ressemblances : en Angleterre, il y a un archevêque de Tolède, il s’appelle l’archevêque de Cantorbery ; enfin, ce que le cacao était pour l’Espagne, le thé l’est pour l’Angleterre. Voilà cependant où l’antithèse peut mener un écrivain. Poursuivons. L’Angleterre a dévoré l’Espagne ; c’est une dernière assimilation. M. Hugo promulgue en passant cette loi historique qu’un état n’en dévore un autre qu’à la condition de le reproduire. Cependant l’histoire ne nous

  1. Histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole pendant les seizième et dix-septième siècles, traduite de l’allemand de M. Léopold Ranke, par M. Haiber ; 1839.