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au poète Savage, se faisait adorer du peuple, et rachetait, par la décence aimable de sa cour personnelle, les brutalités prétentieuses de ce sergent aux gardes que l’Angleterre soutenait sur le trône des Tudors et des Stuarts. Élevée à la cour de Berlin, elle avait quelques-unes des qualités de Frédéric-le-Grand sans avoir ses vices. C’était elle qui disait à son mari : « La plus belle couronne du monde est celle qui a pour sujets Leibnitz en Hanovre et Newton en Angleterre. » Son portrait en pied, qui se trouve à Windsor, offre le vrai type de la beauté allemande : la taille élevée et d’un développement puissant, mais bien prise, le front haut, calme et rêveur, l’œil pensif et profond, le profil droit et noble, les lignes de la bouche délicates et les lèvres épaisses. Tout ce qui l’approchait l’aimait, surtout le roi, qui faisait de son mieux pour cacher sa faiblesse ; il y réussissait assez pour faire illusion à tous les courtisans. Quant à la reine, en face de ce mari peu digne d’elle, elle était l’humilité même, sachant bien que le roi ne lui pardonnerait pas l’infériorité où elle le rejetait, et qu’il lui était indispensable de dissimuler sa propre valeur. Tout ceci, qui semble subtil, apparaît clairement dans les souvenirs d’Horace Walpole et dans quelques fragmens de ses conversations avec son père, récemment publiées.

L’admirable, c’est que Robert avait seul la clé de la situation. Tous les finassiers de la cour se précipitaient aux pieds des sultanes ; on délaissait la reine ; on courait chez lady Yarmouth et chez mistriss Brett ; on ne se doutait pas que George ne se souciait guère de ces favorites, et que d’elles il n’y avait rien à obtenir ou à espérer. Le flot des ambitions allait ainsi frapper sur un écueil pour s’y briser en écume. Ce ne furent pas seulement les gens de la tourbe, mais les maîtres, qui s’y trompèrent ; Chesterfield y fut pris, ainsi que Gay le poète et Swift le misanthrope. L’un voulait un portefeuille, l’autre une pension, le troisième un évêché. Pendant que Robert Walpole allait tout seul passer chez la reine délaissée des soirées de causerie qui assuraient son crédit, les autres perdaient leur temps chez les maîtresses et rendaient leurs sollicitations à jamais inutiles. Cette journée des dupes dura sept années entières sans que personne s’en aperçût, si ce n’est la reine et Robert Walpole. Swift, vaincu de toutes parts, battu par le ministre et dupe de sa propre finesse, se renferma dans son doyenné, où la fureur le conduisit à l’idiotisme ; Gay écrivit l’opéra du Mendiant pour se venger, et Chesterfield usa de son droit de pairie pour attaquer le Hanovre, le trône et le ministère avec une virulence qui lui rapporta vingt mille livres sterling, comptés par