Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/831

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il mêle souvent à des odes, à des stances, de longs morceaux en vers alexandrins. Si, pour ne citer que quelques exemples, on lit les pièces intitulées : Sunt lacrymœ rerum, que la Musique date du seizième siècle, et celle appelée Sagesse, on sent que le poète perd sa force et son originalité à force de s’étendre. Ce n’est plus là cette concision heureuse, cette touche si ferme, qui font de M. Victor Hugo le premier poète lyrique de son pays.

C’est une belle gloire ; elle suffisait à Pindare et à Horace. Ce dernier disait à Mécène :

Quod si me lyricis vatibus inseres,
Sublimi feriam sidera vertice.


Notre lyrique a eu plus d’ambition, et il a voulu créer un théâtre. Qu’on ne s’effraie point : nous ne tracerons pas ici l’histoire rétrospective des campagnes dramatiques de M. Victor Hugo ; nous insisterons seulement sur le point de départ. On pourrait définir le théâtre de M. Hugo l’effort d’un poète lyrique qui veut devenir poète dramatique. C’est après dix ans de lyrisme, après dix années de commerce avec la muse des inspirations solitaires et divines, que le poète se jette dans la mêlée à corps perdu, et, sa bannière dans une main, l’épée dans l’autre, entreprend de s’emparer de la scène. La muse tragique ne répondit pas à notre poète comme la pythie à Alexandre, qui la contraignait de monter sur le trépied : Tu es invincible, mon fils. Nous avons, pendant quinze ans, assisté plutôt à des batailles acharnées qu’à des victoires éclatantes. Toutefois, sans couronner le poète, nous l’avons applaudi. Qui ne fut ému à la vue de ce téméraire, de ce vaillant, qui voulait à tout prix ravir la palme tragique ? Pourquoi ne serait-il pas un autre Shakspeare ? N’a-t-il pas une ardeur indomptable, une volonté que rien ne peut ni lasser ni fléchir ? Nous l’avons vu, pendant quinze ans, conduire son entreprise comme une affaire d’état, ne rien négliger pour passionner la foule, enrôler la jeunesse, tantôt chercher à captiver le gouvernement, c’était du temps de Charles X, tantôt essayer de l’intimider, c’était après 1830. Dans la préface du Roi s’amuse, M. Hugo disait en 1832 : « Le gouvernement de juillet est tout nouveau-né, il n’a que trente mois, il est encore au berceau, il a de petites fureurs d’enfant. Mérite-t-il en effet qu’on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? Quand il sera grand, nous verrons. » Après l’interdiction du Roi s’amuse, l’ardent auteur nous donnait Lucrèce Borgia, et il écrivait, en la publiant, que mettre au jour un nouveau drame six semaines après le drame proscrit, c’était encore une manière de dire son fait au présent gouvernement.