Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/817

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment est-il arrivé ? M. Martin du Nord hésitait sur ce point, il y a un mois, devant la chambre des pairs ; ses incertitudes se sont évanouies devant la chambre des députés. Que voulez-vous ? l’argumentation de M. Thiers était si pressante, la chambre des députés était si convaincue, la majorité contre les jésuites était si forte, et le ministère est si chancelant ! il a bien fallu que M. le garde-des-sceaux reconnût l’opportunité comme tout le monde. Déjà M. Duchâtel avait donné des marques d’assentiment au discours de M. Thiers, et les autres membres du cabinet avaient pris ostensiblement leur parti contre les révérends pères. Seul contre tous, M. le garde-des-sceaux pouvait-il encore résister ? Si sa conscience disait oui, la nécessité disait non ; il a donc cédé à la nécessité. Nous devons lui savoir gré de ce sacrifice en raison des efforts qu’il lui a coûtés.

Voilà donc le gouvernement mis en demeure. Il a pris l’engagement d’exécuter les lois, il ne peut plus reculer ; les jésuites sont avertis. A entendre leurs clameurs, on voit qu’ils ont pris cet avertissement au sérieux. Ils se consolent, toutefois, en injuriant la chambre ; ils crient à la tyrannie, à la persécution contre l’église. Cela devait être ; mais le bon sens du pays est là pour séparer la cause du clergé de celle des jésuites. En frappant les jésuites, la chambre des députés n’a pas frappé l’église. En réclamant l’application des lois contre un ordre dont la prétention connue est de dominer l’église et l’état, elle n’a pas voulu nuire aux intérêts légitimes du clergé ; en repoussant une société dont les principes ont été condamnés au nom de la morale et de la religion, elle n’a pas déclaré la guerre au catholicisme. Enfin, par son refus de tolérer les envahissemens d’un pouvoir ennemi de nos institutions, elle n’a pas commis un attentat contre la liberté ; elle s’est montrée libérale, au contraire, dans la saine acception du mot, car il n’y a rien de plus opposé à la vraie liberté que les doctrines ultramontaines.

La chambre a eu peur, dites-vous ? et de quoi ? De voir les jésuites s’emparer du royaume, la France changée en un couvent. Mon Dieu, non. La France, en aucun temps, ne subira de pareilles métamorphoses. Elle peut soutenir la lutte contre les jésuites ; l’issue du combat ne saurait être douteuse. Cependant il est inutile que le combat ait lieu. La prudence veut que l’on étouffe à sa naissance un germe dont le développement pourrait amener des troubles. Les jésuites ont provoqué notre société ; humbles et pacifiques dans les premières années de notre révolution, ils sont tout à coup devenus, depuis quatre ans, usurpateurs et séditieux. Ils ont levé le masque ; nous sommes bien forcés de les voir, puisqu’ils se montrent au grand jour, et de rappeler que leur existence est illégale, puisqu’ils bravent l’autorité des lois. Du moment qu’ils deviennent des hôtes incommodes et ingrats, pourquoi les supporterions-nous ? On ne peut pas les chasser, dites-vous ? ils resteront au milieu de nous en dépit de nos lois, de nos chambres et de nos arrêtés de police ? C’est possible : mais ils resteront comme individus, non comme société ; les membres demeureront, le corps sera dissous. Cela suffit pour les empêcher de troubler la paix publique.