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de la nationalité hellénique. Cette antipathie, qui continue de faire agir séparément les Slaves et les Grecs, ne porte-t-elle pas aujourd’hui des fruits déplorables ? Réduite, dans son propre empire, à une extrême minorité, la race turque peut encore exercer impunément les plus atroces cruautés contre les raïas divisés entre eux. Le seul moyen infaillible de garantir la paix de l’Orient serait d’opérer un rapprochement fraternel entre les deux races indigènes et asservies de la Turquie européenne. Ce rapprochement n’est point impraticable. En effet, il y a encore peu d’années, les Serbes haïssaient les Turcs assurément bien plus qu’ils n’ont jamais haï les Hellènes. Maintenant, ne sont-ils pas devenus les plus fidèles amis de la Porte, et ne l’ont-ils pas prouvé d’une manière éclatante depuis deux ans ? La même réconciliation serait encore plus facile à accomplir entre les raïas slaves et les raïas grecs, si la diplomatie européenne voulait y prêter la main.

Cependant supposons, ce qui est assez probable, que la diplomatie s’obstine dans ses vieux erremens, quelle chance certaine de triomphe y a-t-il pour l’Hellade ? Nous n’en voyons pas d’autre qu’une coalition gréco-slave, qui combinera les mouvemens de la Morée et de l’Épire avec ceux du Danube et de la Bulgarie, qui unira aux klephtes de l’Olympe et de l’Agrafa les haïdouks de Bosnie et du Balkan. Cette combinaison parait du reste imminente, si la France et l’Angleterre continuent à soutenir dans son intégrité actuelle l’empire ottoman ; car les Grecs et les Slaves, qui vivraient volontiers en bons alliés avec les Turcs, ne consentiront plus à rester encore long-temps leurs esclaves ; ils empêcheront par leur résistance toute régénération de la Turquie, et ils finiront, s’ils ne peuvent y obtenir leur place fédérale, par briser l’empire d’Orient. Un double intérêt doit donc porter la diplomatie à intervenir en leur faveur : outre la raison d’humanité, il y a la raison de l’équilibre européen, puisque, sans les Grecs et les Slaves, les Turcs deviennent de jour en jour plus impuissans à servir de barrière contre la Russie. Au contraire, unis fédéralement aux Slaves et aux Grecs, les Turcs deviendraient invincibles, et ces trois peuples ensemble mettraient fin pour jamais aux protectorats russe et anglais en Orient.

Concluons que les complications qui viennent de surgir imposent à la diplomatie une mission sérieuse et nouvelle. A elle seule est dévolue la tâche de résoudre heureusement et sans secousse la question des frontières turco-grecques ; abandonnés à leurs propres instincts, les Hellènes et les Turcs ne la résoudraient pas sans verser beaucoup de sang. De plus, une telle guerre pourrait bien conduire les Hellènes victorieux au-delà de leurs frontières naturelles, et alors qui sait si la lutte de prétentions qui sépare encore les Grecs et les Slaves ne dégénérerait pas en une hostilité ouverte ? Il est donc prudent de s’opposer à ce remaniement de frontières par le moyen des armes, d’où pourrait naître l’embrasement général de l’Orient ; mais certes le moyen de prévenir cette catastrophe ne serait pas de s’obstiner dans un statu quo miné de toutes parts. C’est à nos hommes d’état de remédier au mal : videant consules.


CYPRIEN ROBERT.