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ne saurait atteindre tout au plus que les romances et les œuvres du genre épique ; car nous ne pensons guère qu’on puisse l’adresser aux poésies lyriques, à ces pièces d’une inspiration si douce, et dont le sentiment de la nature anime et féconde la lettre. On a dit qu’Uhland, Kerner, Schwab, Anastasius Grün, de Gaudy, Pfizer, Julius Mosen, Mörike, tous les Souabes enfin, maîtres ou simples coryphées, n’en veulent qu’aux supériorités sociales ; à moins d’avoir au front la tiare d’empereur d’Allemagne, à moins d’appartenir à la race de Hohenstaufen ou de Habsbourg, nul n’a droit à la consécration posthume de leurs chants. Voyez-les revenir sans cesse à leur thème favori, au motif de prédilection ; c’est la Cavalcade de l’empereur Rodolphe au Tombeau (de Kerner), l’Empereur Maximilien (d’Anastasius Grün), le Comte Eberard, la Traversée du roi Charles (d’Uhland), toujours la chevalerie et le moyen-âge. À ce propos, nous demanderons si l’épopée a jamais fait autre chose que choisir ses héros parmi les races conquérantes et souveraines. La poésie, accoutumée à ne voir partout que symbole, conclura volontiers, et cela jusqu’à la fin des siècles, de la grandeur et de la dignité extérieure à la grandeur et à la dignité morale, des privilèges de naissance, de fortune et de rang, aux attributs de l’ame et de l’esprit. Si la conclusion semble choquante et inadmissible aux poètes démocrates de la jeune Allemagne, ce n’est point aux Souabes qu’ils doivent s’en prendre, mais au vieil Homère lui-même, à Eschyle, à Sophocle, à tous ces immortels génies de la Grèce républicaine, lesquels n’ont su donner à leurs poèmes comme à leurs tragédies que des princes et des rois pour héros, ou plutôt les vrais, les seuls coupables en cette affaire, sont les chroniqueurs et les historiens. Uhland, Kerner, Grün, Schwab, Rückert et les autres, transcrivant dans la langue des muses la tradition qu’ils recevaient, ont accompli noblement, et selon toutes les conditions du pays, leur tâche de poète. En Écosse, où la tradition, perpétuée au sein même du peuple, rase la terre de plus près, les choses se fussent autrement passées sans aucun doute ; mais nous sommes en Allemagne, au cœur même de l’Allemagne impériale : en Souabe, et sur cette terre des Barberousse, le fantôme qu’on évoque a vingt coudées. Un homme auquel on ne saurait contester le sentiment épique, Victor Hugo, remuant dans Notre-Dame de Paris les traditions du passé pour leur donner la vie poétique, a fait, à l’égard de notre histoire (mais d’une main plus hardie et plus puissante, car il est seul et les autres sont vingt), la même opération que les Souabes. En Allemagne, Victor Hugo eût été Souabe ; ses lettres écrites du Rhin et