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le grain ! Il y a des choses qui existent en dehors de l’art et au-dessus de l’art, la Bible et l’Évangile, par exemple, et c’est vouloir se méprendre sur le sens et la portée des mots que d’appeler œuvres ou chefs-d’œuvre ces immortels monumens de la tradition divine. Nous n’ignorons pas qu’aux yeux de certains esprits systématiques les livres dont nous parlons passent pour des livres d’art. Il est vrai que ces mêmes hommes proclament Luther et Richelieu des artistes, et Robespierre aussi. Que deviennent alors Shakspeare et Michel-Ange, Raphaël, et Mozart, et Racine ? Sans approfondir davantage cette question qui nous mènerait loin, disons que rien au monde ne nous paraît plus inopportun que cette manie de parfaire ce qui est, de transformer la prose en vers et les vers en prose, et d’effiler la robe d’autrui pour la tisser ensuite à sa manière. Ceci nous rappelle l’impayable équipée d’un honnête versificateur de Nuremberg, lequel, dans son enthousiasme pour les lettres de Bettina à Goethe, imagina de les mettre en vers sous prétexte que c’était presque de la poésie. Dans ce mot presque réside en effet tout le secret du charme et de l’originalité singulière de cette prose musicale au pied de gazelle, au vol de ramier, qui palpite et miroite et frissonne de cette vie intime et murmurante qui dénote le style. Si le digne versificateur eût pu comprendre tout ce qu’il y avait dans ce mot presque, il ne se fût point à coup sûr donné le ridicule de consommer une telle besogne. Citer Bettina et son livre excentrique à propos des évangiles le rapprochement paraîtra sans doute bien profane, et nous ne l’eussions point risqué si le docteur Strauss ne se chargeait de nous en fournir l’excuse ; en effet, le philosophe critique de la Vie de Jésus nous représente quelque part Goethe comme un nouveau messie dont Bettina était le saint Jean ; et Strauss, en ceci, ne fait qu’imiter M. Heine, lequel prétend voir dans O’Meara, Antomarchi et Lascases, le saint Mathieu, le saint Marc et le saint Luc de cet autre dieu qui a pour temple et reposoir la colonne Vendôme. Niera-t-on ensuite le paganisme des jours où nous vivons ? Un dieu fait homme ne nous suffit plus, il nous en faut des légions se renouvelant sans cesse, à la manière de cet Avatar de la légende hindoue, et si nous adorons encore Jésus, c’est à la condition qu’il s’entourera de nouveaux saints qu’à défaut de l’église l’histoire aura canonisés ; car nous devons bien, hélas ! en convenir, désormais notre foi religieuse ne ressemble plus qu’à cette chapelle de l’empereur Alexandre-Sévère où les images du Christ et d’Abraham coudoyaient la statue d’Orphée.

Les pièces de Rückert qui respirent le plus cet enivrant parfum de panthéisme sont, après les hymnes orientales, ses longs poèmes en