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devoir changer ce titre dans les Poésies choisies ; la dénomination primitive convenait mieux à la nature du livre, lequel pèche par le manque absolu d’unité, d’harmonie, et surtout par l’absence du fil directeur. J’y vois bien en effet les matériaux d’un temple, mais non le temple, et encore ces fragmens de colonnes, ces architraves et ces chapiteaux dispersés sont-ils ensevelis pour la plupart sous des touffes épaisses de gazons et de fleurs, comme les débris du mausolée antique dont parle Goethe dans une élégie vraiment sublime. « Voyez ce couple de colonnes s’élever du sein des décombres, et toi là-bas, leur sœur isolée, comme le front ceint d’une mousse épaisse, tu sembles contempler du haut de ta majesté sacrée te sœurs mutilées à tes pieds. Dans l’ombre des ronces et des plantes sauvages les débris et la terre les couvrent, et les grandes herbes ondulent par-dessus. O nature ! est-ce donc là le cas que tu fais du chef-d’œuvre de ton chef-d’œuvre ? Peux-tu bien renverser ton sanctuaire avec indifférence et semer des chardons à la place ? » - Nos réserves faites sur l’ensemble, et à ne voir dans ce Panthéon qu’un simple recueil de poésies diverses, il va sans dire qu’ici, comme partout chez Rückert, les richesses de détail abondent. Par exemple, dans tous ces mythes orientaux, dans toutes ces paraboles bibliques, il se trouve des pièces d’une valeur rare, tant à cause de la ciselure exquise que pour le saphir qu’elles enchâssent. De ce nombre, je citerai le petit poème intitulé l’Arbre de Vie (der Baum des Lebens), et qui, sous une forme allégorique des plus ingénieuses, vous montre le christianisme se dégageant des mythes de l’Ancien-Testament, et prenant pied pour ainsi dire dans l’histoire du monde. Malgré la célébrité qu’on a faite à cette espèce de légende, j’aime moins Bethléem et Golgotha, inspiration dépourvue de simplicité, de pathétique, et visant à l’effet. En général, ce reproche pourrait s’adresser à toutes les poésies dont Rückert emprunte le motif aux livres saints. Rückert n’a de foi et d’enthousiasme que lorsque le sentiment de la nature lui monte au cerveau. Alors seulement il est croyant et religieux, alors seulement sa conviction l’anime ; quant au christianisme proprement dit, il ne lui inspire guère que des banalités.

Le moment est venu de chercher à nous rendre compte du point de vue philosophique du poète qui nous occupe. Or, si, pénétrant au cœur même de cette imagination orientale-occidentale, nous lui demandons le secret de sa pensée intime, son dernier mot, je crains bien qu’elle aussi n’ait à nous répondre que par le panthéisme. Oui, j’en ai peur pour Rückert, à force d’entretenir commerce avec Dschelaleddin, l’esprit du maître l’a gagné, et, sauf une dialectique plus