Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
628
REVUE DES DEUX MONDES.

un capital au déposant. En principe, cette définition est vraie ; seulement l’application du principe pourra sembler arbitraire. Qu’entendez-vous par le capital du pauvre ? Il y a dix ans, vous avez fixé le maximum des caisses d’épargne à 3 000 francs : alors vous trouviez cette somme nécessaire pour former un capital au déposant ; aujourd’hui, lorsque le progrès de la fortune publique diminue la valeur de l’argent pour le pauvre comme pour le riche, vous réduisez ce que vous appelez le capital du pauvre à 2 000 fr. Ses besoins augmentent, et vous diminuez ses ressources. Est-ce ainsi que doit s’exercer la tutelle de l’état ? La liberté n’a-t-elle pas reculé ici devant son œuvre ?

Une pensée juste avait dicté la seconde partie du projet de loi présenté par le gouvernement. Il voulait attirer dans la rente les capitaux des caisses d’épargne ; mais la combinaison était vicieuse. Pour encourager les capitaux à accepter la conversion, on leur offrait pour 100 francs une rente de 4 francs, valant à la Bourse 108 ; puis, pour soustraire cette rente à l’agiotage, on la frappait d’une immobilisation temporaire. Or, que devait-il arriver ? Lorsque le capital serait redevenu disponible, chaque rentier eût fait une spéculation bien simple : cette rente, payée par lui 100 francs et valant 108 ou davantage, il l’aurait vendue aussitôt pour retourner aux caisses d’épargne, avec l’espoir d’une nouvelle prime. C’était donner le goût de l’agiotage aux classes ouvrières. M. Lanjuinais a très bien démontré tous ces inconvéniens, et le vote de la chambre lui a donné raison.

En résumé, le gouvernement eût pu prendre dans cette discussion des caisses d’épargne une attitude plus ferme. M. Laplagne a parlé avec sa précision et son habileté ordinaires ; il eût parlé avec une grande autorité s’il eût soutenu les doctrines libérales vers lesquelles son penchant l’entraîne. On a trop limité le débat. En vue de restreindre les placemens, on s’est borné à la discussion de deux moyens : les délais de remboursement et la réduction d’intérêt. D’autres moyens auraient pu être examinés. L’institution des rentes viagères, combinée avec le respect que l’on doit aux sentimens de famille, pourrait résoudre beaucoup de difficultés. Le système des prêts agricoles, présenté par un honorable membre, méritait une discussion approfondie. Quelques orateurs, dans leurs discours, ont laissé percer cette idée, que si la loi des caisses d’épargne était à faire aujourd’hui, on y regarderait à deux fois. Nous trouvons ce sentiment peu digne d’une assemblée politique. Que les caisses d’épargne offrent un danger, au milieu des mille avantages qu’elles procurent, nous voulons bien le reconnaître ; mais c’est le propre de toutes les institutions humaines d’être vulnérables sur un point que la vigilance de l’homme d’état doit couvrir. La liberté a des dangers immenses ; la presse, la tribune, ont leurs périls ; le pouvoir a les siens. Partout il y a des excès à craindre, des abus à réprimer. Le mal et le bien se trouvent presque toujours ensemble. Quand le bien domine, le devoir du gouvernement est de l’accepter.



V. de Mars.