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liberté elle-même contre l’anarchie. Vous craignez les abus du pouvoir ? n’avez-vous pas contre eux la presse et la tribune ? Et puis, dans une société comme la nôtre, quel culte légitime sera jamais prohibé ? quel ministère croira défendre ses intérêts en étouffant l’esprit religieux ? Disons-le donc nettement, en matière de culte, comme dans toute association, la surveillance de l’état est rigoureusement nécessaire. Ce n’est pas là une doctrine rétrograde ; c’est la loi de toute société qui a appris à se gouverner, qui profite des leçons de l’expérience, qui sait que toute liberté a besoin d’une garantie, et que ce mot : liberté de tous signifie liberté absolue pour personne. Appliqués aux jésuites, ces principes sont d’une vérité évidente. Qui osera soutenir à la tribune que les maximes de la compagnie de Jésus, ses règles, ses statuts, ses rapports avec Rome, ne renferment pas de graves dangers pour notre société morale et politique ? En France, c’est une question jugée depuis long-temps. Soyons fidèles à l’esprit de nos pères. Ils étaient pieux, ils étaient modérés, ils avaient pour le clergé une vénération profonde ; leur esprit, plus littéraire que le nôtre, était plus porté peut-être à admirer les bienfaits intellectuels que l’on peut retirer de l’institution des jésuites, et cependant ils ont proscrit la compagnie de Jésus : c’est qu’ils ont vu le danger du pays. Vous dites que ce serait un signe de force de tolérer les jésuites, et que cela ferait honneur à la liberté de notre époque ; ne le croyez pas. Cela prouverait seulement que la liberté de notre époque est aveugle. Vous avez beau faire, vous ne contenterez jamais les jésuites : leur ambition sera toujours plus grande que vos bienfaits. Voyez ce qui est arrivé depuis quatre ans, par suite de la tolérance du pouvoir. Au début, la question n’était rien, un mot l’aurait tranchée ; aujourd’hui, elle tient en suspens toutes les puissances de l’état. Le ministère du 29 octobre aura de la peine à se justifier devant la chambre. Ce sont ses fautes qui ont amené la crise. Timide, irrésolu depuis le commencement jusqu’à la fin, on peut dire qu’il mérite les reproches de tout le monde, ceux de l’épiscopat, qu’il n’a pas suffisamment averti, et qu’il a laissé s’engager dans une voie funeste ; ceux des jésuites eux-mêmes, qui ont pu se croire encouragés par certaines prévenances et par des adhésions publiques ; ceux du pays enfin, à qui ou eût pu si facilement éviter cette lourde affaire. La couronne elle-même peut se plaindre, car l’opinion s’est abusée sur son compte, et l’inaction du cabinet l’a injustement exposée aux défiances populaires. Enfin, tout va s’expliquer. Vous demanderez peut-être ce que fera le ministère dans la discussion ? Soyez sûr qu’il pliera. A la chambre des pairs, M. Martin du Nord a dit qu’il était libre d’exécuter ou de ne pas exécuter les lois ; il tiendra à la chambre des députés un autre langage, qui sait ? Il ira peut-être jusqu’à dire que les lois seront exécutées prochainement. Ce sera une promesse que le pays devra aux interpellations de M. Thiers, soutenu de M. Barrot et de M. Dupin, qui tous deux ont voulu partager sa noble tâche.

Nous n’avons pas besoin de dire que le devoir du gouvernement, en frappant les jésuites, est d’être modéré. Un pouvoir habile sait tempérer l’application