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toutes les écoles du monde. C’est là que les plaisirs de la science, les joies de la pensée, les émotions de l’éloquence, tout était mis en œuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre cœur qui n’a jamais connu qu’un amour et qu’une douleur, ce cœur que Dieu même n’a pu disputer à son amant.

Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse ? Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts savans de l’antiquité ? Promenait-il cet esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique ? Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi dans le langage lumineux de la raison philosophique ? Enfin lui lisait-il ces poètes qu’il cite dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu’on admirait, les vers impurs de l’Art d’aimer ? Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, comme dans le récit de Dante, à la séduction de cette femme, historique modèle de la poétique Françoise de Rimini ? On ne le sait, et cependant on sait que tout le talent d’Abélard fut complice de son amour. « Vous aviez, » lui écrivait long-temps après Héloïse encore charmée de ce qui l’avait perdue, « vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain vous gagner le cœur de toutes les femmes, c’était la grace avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous chantiez. » Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poète. L’amour avait complété son génie et achevé son universalité.

On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L’étude leur donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la leçon leur permettait d’être seuls. Alors les livres restaient ouverts devant eux ; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux des deux amans se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages écarta les voiles dont Héloïse s’enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des soupirs qu’on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les deux amans jusqu’aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l’amour furent franchis. Que sais-je ? jusqu’aux droits de l’enseignement, jusqu’aux punitions du maître, devinrent, c’est Abélard qui l’avoue, des jeux passionnés dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums. Tout ce que l’amour peut rêver, tout ce que l’imagination de deux esprits puissans peut ajouter à ses transports fut réalisé dans l’ivresse et dans la nouveauté d’un bonheur inconnu.