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Rome même lui envoyait des auditeurs. La foule des rues, jalouse de le contempler, s’arrêtait sur son passage ; pour le voir, les habitans des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l’avait adopté comme son enfant, comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d’Abélard et célébrait tout entier ce nom, dont, après sept siècles, la ville de toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.

Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation qu’à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait de penser qu’il la dût aussi à l’empire de la vérité.

Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d’un apostolat philosophique, et cette fois la mission spirituelle n’était pas une mission de pauvreté, d’humiliations ni de souffrances. Sa richesse égalait sa renommée, car l’enseignement n’était pas gratuitement donné à ces cinq mille étudians, qui, dit-on, venaient de tous les pays pour l’entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité mondaine, il n’avait plus qu’à vivre en repos.

Mais le repos était impossible : il ne convient qu’aux destinées obscures et aux ames humbles. Abélard s’estimait désormais, c’est lui qui l’avoue, le seul philosophe qu’il y eût sur la terre. Aucune raison humaine n’a encore résisté à l’épreuve d’un rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme ; il fallait que par quelque issue l’inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son ame et dans sa vie, et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est devenue presque toute son histoire.

Il avait jusqu’alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études et de ses progrès. La science et l’ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées d’une grande partie des habitans des écoles un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa vie toute d’activité littéraire l’écartait de la société des nobles dames ; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques. D’ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c’était en maître, et les soins complaisans et laborieux d’un amour qui se cache et qui supplie allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité