Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/581

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui n’ont jamais fait défaut à l’esprit humain lorsqu’il a voulu justifier des crimes lucratifs : la traite fut préconisée comme une couvre d’humanité qui, arrachant tout à la fois des prisonniers de guerre à la rage meurtrière de leurs vainqueurs et aux ténèbres de la barbarie, les initiait, sur la terre où ils étaient transportés, à une existence comparativement douce et à la lumière bienfaisante du christianisme. Enfin, les inquiétudes suscitées par l’état révolutionnaire de la France furent encore mises à profit pour discréditer une cause à laquelle, dans ce pays, les républicains seuls se montraient favorables. On s’attacha aussi à jeter des soupçons, non-seulement sur les lumières de ses défenseurs, mais sur leur bonne foi, sur leur intégrité, et la vertu de Wilberforce ne le mit pas même à l’abri de ces indignes attaques. On ne rougit pas de lui imputer des spéculations financières dont les bénéfices auraient été liés à l’éventualité de l’abolition de la traite.

Ces odieuses manœuvres produisirent une réaction telle, que les amis de Pitt, le voyant persévérer dans l’appui qu’il avait dès le premier moment accordé à Wilberforce, conçurent de sérieuses inquiétudes. Ils se persuadèrent que sa position pourrait en être compromise, et un propos assez commun alors parmi eux, c’est qu’il risquait de se perdre par les Indes occidentales comme Fox s’était perdu par les Indes orientales. Pitt ne se laissa pas ébranler par ces timides représentations. Dans un discours qu’il prononça pour seconder la motion de Wilberforce, il déclara que, de toutes les questions politiques ou il s’était trouvé engagé, aucune ne l’avait aussi profondément ému, tant sous le rapport du principe que sous celui des conséquences. Il combattit la traite en elle-même comme inique et immorale. Il démontra qu’en la supprimant on ne ferait aucun tort réel aux colonies, et, par des calculs établis sur le chiffre des naissances et de la mortalité de la population esclave, il prouva qu’elle pouvait se reproduire dans une proportion suffisante. Pour calmer les inquiétudes manifestées par quelques personnes qui craignaient qu’après avoir proclamé l’injustice de la traite, on n’arrivât à en déduire logiquement la nécessité de l’émancipation des esclaves, il fit voir, sans engager l’avenir, que c’était là une question d’une extrême délicatesse dont la solution précipitée serait funeste aux esclaves eux-mêmes, que, ces hommes étant encore évidemment incapables de supporter la liberté, ce qu’on avait à faire en leur faveur, c’était d’améliorer peu à peu leur situation et de développer leur moralité, mais qu’il n’était pas possible d’y travailler avec quelque apparence de succès tant que de continuelles importations de noirs viendraient jeter parmi eux de nouveaux élémens