Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/485

Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’après avoir trouvé le secret de s’exhaler en plaintes harmonieuses. Le malheur révéla au jeune Éric qu’il était poète. C’est parfois un des caprices de la Muse, avant de visiter une ame, d’attendre qu’elle soit brisée. Éric passa vite de l’adolescence à la jeunesse. Dans le trajet, il gagna beaucoup de couronnes de collège et perdit un peu de sa modestie. Or, la modestie est comme l’innocence, on ne la perd guère à moitié. Bientôt l’orgueil entra triomphalement dans le cœur du jeune homme. A dix-huit ans, il se crut du génie, ce qui n’était certes pas original ; il étouffa dans le manoir paternel, et n’eut plus qu’une pensée : aller conquérir la gloire à Paris. Il était libre, il était riche, rien ne l’arrêtait, et il partit pour le pays de ses rêves avec le long espoir, les vastes pensées et beaucoup d’or. En montant dans la voiture, il pressait déjà dans ses bras le fantôme de la gloire, et, comme il avait le front dans la nue, il ne s’aperçut pas, en serrant la main de sa jeune cousine Léa, que la pauvre enfant tremblait de toutes ses forces, et que ses beaux yeux étaient pleins de grosses larmes ; il ne se douta point que la jeune fille le suivit d’un mélancolique regard, long-temps après que la voiture eut disparu dans la poussière de la route, et que le lendemain elle l’accompagna de relais en relais, les yeux sur la carte. — Il doit être là maintenant, disait-elle ; demain, à pareille heure, il arrivera à Paris. — Et lorsqu’elle supposa qu’il entrait dans la grande ville, son cœur se serra, en proie à de tristes pressentimens. Ces pressentimens ne se réalisèrent pas d’abord : les débuts d’Éric dans la vie parisienne furent brillans. Ses premiers pas dans la poésie eurent presque un air de triomphe, et véritablement il préluda avec beaucoup de grâce ; il laissa voir une fraîcheur d’imagination qui craignait peu de rivales, et aucune des perles qu’il jeta sur son chemin ne fut perdue. Il fut entouré, applaudi, fêté : la renommée arrivait à grands pas, les mains pleines de présens ; mais, hélas ! ce commencement de gloire dura ce que dure une lune de miel, ou ce qu’on appelle vulgairement la beauté du diable, ou mieux, le temps de passer sous cet arc de triomphe qui se trouve si souvent en ces temps-ci à l’entrée des chemins de traverse. Quel fut le premier grain de sable contre lequel vint échouer le jeune poète ? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est que les passions vinrent à gronder et l’entraînèrent dans leur tourbillon. Il dit peu à peu adieu au travail , il délaissa la Muse, ou ne revint plus à elle que dans des accès de fièvre, avec l’intention de lui faire violence si elle résistait, ce qui était encore un plaisir de débauché. Quelle main le poussait donc,