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les nababs jusqu’au dernier mousse, nul n’ignorait son rappel : la sensation en avait été vive et profonde. Quoi de plus indigne que ce subterfuge, qui n’aurait trompé personne, et qui répugnait à sa droiture ? Il s’y refusa donc absolument ; mais il rassura Godeheu sur toute tentative de résistance de sa part, et lui proposa d’aller sur-le-champ communiquer ses pouvoirs au conseil supérieur. Godeheu s’y rendit ; mais, toujours craintif, il fit entourer de troupes la salle des assemblées. Dupleix entendit son arrêt avec un calme que ne partageaient pas les conseillers. La lecture faite, il donna tranquillement le signal du cri accoutumé de : Vive le roi ! et sans faste, sans orgueil, sans étalage de générosité, il se conduisit avec Godeheu comme s’il n’avait pénétré ni ses desseins ni son caractère. Il lui rendit même des services. A la nouvelle du rappel de Dupleix, tous les princes de l’Inde, tous les nababs, et Salabut lui-même, effrayés, consternés, s’étaient éloignés de la France pour se retourner du côté de l’Angleterre. La France, disaient-ils, ne peut plus rien, n’est plus rien ; les plus ignorans allaient jusqu’à prétendre que la Grande-Bretagne en avait fait une de ses provinces. A les en croire, Louis XV n’était plus qu’un soubadar du grand-mogol George II, et la preuve, c’est que Dupleix était rappelé, tandis que Saunders restait commissaire pour traiter avec Godeheu. Le comptoir de Madras semait et appuyait ces bruits, qui couraient de la pointe de Coromandel jusqu’à Hyderabad, la capitale du Dekhan. Bussy y résidait toujours : seul il soutenait encore le nom de la France ; mais, indigné du rappel de Dupleix, il voulait se retirer avec son chef. Dupleix le retint ; il fit plus : il supplia Godeheu de profiter des extrémités où se trouvait dans Trichanopaly Méhémet-Aly, le protégé des Anglais ; il le conjurait d’envoyer les troupes qu’il avait amenées pour intercepter un convoi qui devait aller au secours de cette place ; mais tel n’était pas le projet de Godeheu. Déjà, en arrivant, il avait renvoyé à Madras quatre-vingts prisonniers qu’on avait faits malgré lui ; il se garda bien d’intercepter le convoi, et l’aida à entrer dans la ville ennemie en changeant l’officier français. Trichanopaly délivré, le Karnatik était perdu pour nous. Dupleix n’avait plus rien à faire dans l’Inde, il ne songea plus qu’à retourner en France ; mais Godeheu le retint encore quelque temps : son œuvre n’était pas accomplie ; il lui restait à dépouiller Dupleix.

Godeheu n’attenta pas à sa renommée d’administrateur et de comptable intègre ; ce ne fut pourtant pas sans l’avoir tenté par le plus vil espionnage ; mais il fut forcé d’y renoncer, du moins publiquement ; l’Inde entière, les Anglais eux-mêmes, auraient rendu témoignage