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gens, les philosophes, avaient dévoré ses mémoires, remplis de déclamations qu’on appellerait aujourd’hui humanitaires. Dupleix fut déclaré un scélérat sur la foi de La Bourdonnais, comme La Bourdonnais avait été déclaré un voleur sur la foi de Dupleix. S’il avait été possible de briser le cachot de l’un pour y jeter l’autre, tout Paris s’y serait employé avec empressement. D’ailleurs, les victoires de Dupleix furent traitées de fables. Personne ne voulait y croire, personne ne comprenait rien à sa pensée. Voltaire lui-même, tout en parlant de lui en termes honorables, ajoutait peu de foi à la réalité de ses conquêtes. Si, comme on le dit souvent, tout le monde a plus d’esprit que Voltaire, Voltaire eut alors aussi peu de justice que tout le monde. Le sacrifice de Dupleix était inévitable ; il l’était d’autant plus que ce sacrifice devait faire l’appoint d’une paix définitive résolue entre les deux gouvernemens.

Après l’échec de Trichanopaly, Dupleix sentit que ses ennemis en tireraient parti, et essaya de les prévenir en se montrant ouvertement favorable à la paix. Il entra en négociation avec les Anglais. Après une correspondance préliminaire qui dura six mois entre Dupleix et Saunders, gouverneur de Madras, des conférences furent ouvertes, le 21 janvier 1754, dans une ville nommée Sadras ; elles n’eurent point de résultat, et ne pouvaient pas en avoir. Aucun des deux contractans ne voulait sincèrement la paix : Dupleix, dont rien ne pouvait abattre le courage, était sûr d’une revanche, et attendait tout du succès de ses armes ; Saunders, comme c’est l’usage entre les deux nations, mieux informé par sa cour que l’agent français par la sienne, attendait de la politique européenne ce que Dupleix ne demandait qu’à son courage et à son génie. Un jésuite très intrigant, mais de beaucoup d’esprit et jouissant d’un grand crédit dans l’Inde, le père Lavaur, chef des missions catholiques, seconda Dupleix dans ces négociations, qui furent rompues par des motifs différens, quoiqu’au fond d’un commun accord. Saunders prétendit que les pouvoirs de Dupleix n’étaient pas en règle, et Dupleix ne voulut pas renoncer au titre de nabab du Karnatik. Saunders ne s’était pas trompé sur les intentions de sa cour ; dès l’année 1752, une négociation secrète avait été entamée en Angleterre entre les deux compagnies, ou plutôt entre les deux cabinets. Les frères Duvelaër, directeurs de la compagnie française, s’étaient rendus à Londres sous couleur d’affaires particulières. Tout l’empressement était du côté de Versailles. Le cabinet britannique fit long-temps attendre son consentement au voyage des agens français ; il voulut bien enfin l’agréer, mais, au moment