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« Qu’on me donne du vin et de belles filles ; sachez en jouir, Beber, pendant qu’il en est temps encore ; quand la jeunesse est évanouie, c’est pour ne plus revenir. » Et ce Beber était un conquérant, un législateur, le vrai fondateur de la dynastie mogole, qu’Aurengzeb porta depuis à son apogée. Par une loi commune et probablement nécessaire, la décadence s’y cachait sous la grandeur. Aurengzeb, malgré toute sa puissance, n’avait pu détruire la religion brahmanique ; il avait vainement essayé de dompter les Marattes, belliqueux montagnards, les klephtes de l’Indostan. En considérant son règne dans son ensemble, à part le parricide et tant d’autres crimes exclusivement asiatiques, on retrouve quelque chose de son contemporain Louis XIV dans cet Aurengzeb, le plus imposant, le plus intolérant, le plus redoutable des monarques de l’Inde ; et par une coïncidence singulière, dans Mohamed-Schah, l’un de ses successeurs, l’Inde du XVIIIe siècle eut à son tour un Louis XV. Ce Louis XV avait eu aussi son Fontenoy. Dans une bataille décisive, au début de son règne, Mohamed tua de sa main le chef de l’armée ennemie. Après cet éclair d’énergie, sa vie, comme celle du roi de France, s’était éteinte dans la paresse et dans les plaisirs ; également molle et oisive, elle fut cependant plus agitée.

Le Grand-Mogol, endormi sur son trône d’or massif tout ruisselant de diamans et de perles, gardé par une armée innombrable d’archers et d’éléphans ; les omrahs prosternés aux pieds de l’idole, le front dans la poussière ; sous des tours couvertes de lames d’or, des caves voûtées regorgeant de lingots, d’argent monnayé, de pierres de toutes couleurs d’un prix inestimable ; plus loin, dans les plaines immenses, dans les jungles épaisses, autour des pagodes larges et hautes comme des cités, la race conquise et indigène, remplie d’un mépris silencieux pour les races étrangères et conquérantes, leur opposant non pas le nombre d’une population décuple, mais une force d’inertie bien autrement puissante, conservant intacts ses castes et son mysticisme, ne se laissant entamer ni dans l’orgueil de ses brahmes, ni dans l’extase de ses fakirs, accomplissant avec une exactitude imperturbable les rites de la trimourty au bruit des guerres intestines entre nababs et soubadars ; ceux-ci indépendans de la cour de Delhy dans leurs vice-royautés ou leurs gouvernemens, seuls maîtres du sol, à l’exception de quelques petits rois du pays ; plus loin encore, sur la côte de Coromandel, sur un point extrême de la presqu’île, des comptoirs anglais, portugais, hollandais, français, vivant dans une paix précaire, déjà