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Madras. Exaspéré, échauffé par ses officiers, se croyant dans son droit, La Bourdonnais résista. En vain Dupleix lui démontra qu’il engageait gravement sa responsabilité par des délais sans mesure et des refus opiniâtres ; il lui écrivait qu’au lieu de se laisser surprendre par la mauvaise saison à Madras, il ferait mieux de repartir sur-le-champ pour l’Ile de France, qu’en différant encore, il laisserait passer le moment opportun. La Bourdonnais exigea le maintien de sa capitulation ; il allégua son honneur ; Dupleix accusa sa cupidité, et attribua aux calculs d’un vil intérêt les imperfections d’un traité fait à la hâte. Par un emportement digne de blâme, il résolut de le faire arrêter et de l’embarquer de force ; mais La Bourdonnais prévint ce scandale, et, par une détermination également extrême, il résolut de se défendre à main armée. Voilà le fruit de la double direction donnée par le cabinet de Versailles.

Enfin, après avoir résisté aux hommes, La Bourdonnais céda aux élémens. Pour rendre son malheur complet, un ouragan détruisit son escadre dans le port de Madras. Il ne lui restait plus rien. Ses vaisseaux, son courage et son orgueil avaient disparu à la fois dans une nuit d’orage. A peine put-il sauver quelques débris de son escadre, après avoir vu d’Espreménil installé par Dupleix dans Madras, en qualité de gouverneur. Vaincu, il quitta sa conquête et l’Inde entière, pour aller se justifier en France. La destinée le poursuivit encore dans le trajet. Craignant d’être arrêté en mer, il s’échappait déguisé, lorsqu’un bateau hollandais le prit et le mena en Angleterre ; il fut reconnu à Falmouth, déclaré prisonnier de guerre et envoyé à Londres. George II, qui plus d’une fois s’était plaint de Dupleix, et qui déjà songeait à demander son rappel, reçut La Bourdonnais avec une générosité affectée. Ce ne fut pour le conquérant de Madras qu’un surcroît de misère. Devenu plus suspect par les honneurs qu’il avait reçus en Angleterre, dès son arrivée en France, il fut jeté à la Bastille. Le gouvernement punissait en lui bien moins les fautes d’un chef d’escadre que sa propre duplicité. Le cri public était d’accord avec la rigueur du ministère ; mais bientôt tout changea. La Bourdonnais devint l’objet d’une douce pitié. Il remplit la France de ses factums. Rédigés avec intérêt par un avocat habile, ils furent très recherchés dans toutes les classes de la société. On raconta que, faute de papier et d’encre, le prisonnier avait tracé sa défense avec du vert-de-gris et du marc de café sur des mouchoirs blancs, empesés dans du riz et séchés au feu. Ces détails excitèrent la curiosité ; de la curiosité à la pitié, il n’y a qu’un pas. Les mémoires de La Bourdonnais méritent