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ou perfidie, ce résultat fut avant tout l’œuvre du gouvernement de Louis XV. Au lieu de concilier deux hommes éminens, il leur créa une rivalité qui lui paraissait nécessaire. Nous en verrons bientôt les conséquences. La Bourdonnais, privé de son escadre, si imprudemment rappelée en Europe, en attendait le retour avec impatience. Après des retards qu’il attribuait aux manœuvres secrètes de Dupleix, cette escadre arriva enfin, et, le 24 mars 1746, La Bourdonnais mit à la voile à la tête de neuf vaisseaux. Au lieu de prendre la grande route des Indes, il appareilla sur Madagascar ; mais, au sortir de cette île, il essuya à Foulepointe une tempête furieuse qui le jeta sur Antongil. Assailli dans cette baie par des pluies torrentielles, il y donna un admirable exemple de courage et d’industrie. Les travaux fabuleux de Robinson Crusoë peuvent seuls en présenter une image affaiblie. Il construisit un quai en pierre, bâtit des ateliers, établit des forges, construisit une corderie, tira les bois des forêts éloignées, et les amena jusqu’au rivage, à travers un marais, sur une chaussée improvisée. Enfin, ayant repris la mer le 1er juin, il rencontra la flotte anglaise, commandée par le capitaine Peyton, et la battit avec des forces numériquement inférieures. Après ce combat meurtrier et brillant, mais peu décisif, La Bourdonnais tenta deux fois de rejoindre l’escadre anglaise pour essayer de la détruire, mais deux fois elle refusa le combat, fuyant toujours devant lui. Il renonça à la poursuivre et arriva à Pondichéry. L’accueil qu’il reçut de Dupleix lui sembla malveillant et hautain. Les formes de l’hospitalité furent observées avec scrupule[1], mais la cordialité avait disparu. Des préventions mutuelles existaient déjà.

Il était temps enfin de penser au siège de Madras. Découragé et malade, La Bourdonnais n’avait plus de goût pour cette entreprise, dont il craignait la responsabilité ; il se sentit tenté de renoncer à l’expédition projetée ; il avait eu le temps de réfléchir à ses instructions, et elles lui avaient paru, ce qu’elles étaient en effet, artificieuses et obscures. Il se sentait agité, indécis ; forcé de prendre un parti, il ne savait à quoi se résoudre. Hardi sur des vaisseaux de la marine royale où la vie se hasarde pour la gloire, il sentait que tel n’était pas le but d’une société marchande qui livrerait tous les lauriers du monde pour quelques balles de café. Le ministère lui avait ordonné d’armer en guerre les vaisseaux de la compagnie, d’abord pour apporter sûrement ses fonds à Pondichéry, et de là faire des courses ; le temps, les moussons, y avaient mis obstacle. A la vérité, on laissait

  1. Lettres inédites de La Bourdonnais.