Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/408

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de se sauver, ne pouvoir s’y résoudre et disparaître dans les flots[1].

La marine française, ruinée sous le cardinal de Fleury, était loin d’égaler la marine anglaise : celle-ci pouvait mettre à la mer cent cinquante vaisseaux, en ne comprenant que ceux de 70 canons et au-dessus, tandis que la France n’en avait guère que trente du même échantillon, placés dans des ports trop éloignés pour pouvoir être rassemblés promptement ; mais, si l’Angleterre avait pour elle la force numérique, la France avait la puissance morale. Nous étions alors supérieurs aux Anglais dans l’Inde par l’influence du nom français, et surtout par le mérite de nos marins. La Grande-Bretagne n’avait alors personne à opposer à La Bourdonnais et à Dupleix ; mais les Anglais sont heureux : la discorde rétablit les affaires en leur faveur, et l’homme qui leur manquait ne tarda pas à se montrer.

La compagnie des Indes haïssait alors La Bourdonnais et protégeait Dupleix. Le premier l’avait blessée par la franchise de son opposition au projet de neutralité mutuelle. Il n’avait pas eu, comme Dupleix, l’habileté de paraître prendre au sérieux cette conception d’esprits devenus chimériques à force d’être timides. Depuis long-temps, d’ailleurs, La Bourdonnais était suspect aux actionnaires et aux directeurs, malgré les services éminens qu’il avait rendus à la compagnie, tant par l’organisation des îles de Bourbon et de France, que par la délivrance de Mahé, riche comptoir français bloqué par les Malabars et les Naïrs. On ne pouvait lui pardonner ses relations directes avec les ministres, qui l’avaient rendu presque indépendant. Prévenue contre le gouverneur de Bourbon, la compagnie se promit bien de se venger de lui, et tint parole. Dupleix, au contraire, avait toute sa faveur. Nommé récemment gouverneur de Pondichéry, il n’avait eu encore aucun démêlé avec Messieurs de Paris. Mécontens de La Bourdonnais, quoiqu’il n’eût point apporté dans l’Inde une politique nouvelle, ils résolurent de lui opposer Dupleix, qui n’avait pas encore développé ses plans, si même il les avait déjà achevés dans sa pensée.

Un gouvernement faible et perfide suscita cette rivalité fatale entre deux hommes qu’avant tout il était imprudent de réunir sur le même théâtre, car leur dissentiment devint inévitable dès qu’ils se furent rapprochés. Long-temps avant la guerre, ils avaient arrêté ensemble le projet de prendre Madras ; mais, quand il fallut passer du projet à

  1. Lemontey, Étude littéraire sur la partie historique du roman de Paul et Virginie.