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Sur l’ordre de ses chefs, il avait proposé aux agens de la compagnie anglaise de ne commettre aucune hostilité dans l’Inde, et d’y entretenir la tranquillité ; il avait même sérieusement allégué le profond respect dû aux nababs, et surtout au Grand-Mogol, « prince digne de la reconnaissance de l’Europe[1]. » Dupleix envoya ses propositions à Madras et à Bombay ; les réponses qu’il en reçut ne lui laissèrent aucun doute sur le résultat de ses efforts. C’était un refus. La prise d’un vaisseau français par l’escadre anglaise à Achem mit bientôt un terme à toutes ces fausses démarches. En outre, Dupleix fut informé de l’arrivée prochaine d’une escadre nouvelle, commandée par l’amiral Barnet ; elle ne tarda pas, en effet, à paraître. Ne trouvant aucun obstacle depuis le rappel en France de l’escadre de La Bourdonnais, elle nous prit deux vaisseaux. Dès-lors la guerre, commencée en Asie aussi bien qu’en Europe, détruisit la chimère qu’avait enfantée la préoccupation volontaire du cabinet de Versailles. On finit par comprendre que les Anglais, maîtres de la mer, ne respecteraient rien, pas même le Grand-Mogol. Il fallut alors songer à se défendre sérieusement.

Les hostilités causèrent au cabinet de Versailles une surprise douloureuse et naïve. Dans son trouble, il se hâta de donner contre-ordre à La Bourdonnais. Ce brave marin se livrait encore au désespoir que lui avait causé le rappel de son escadre, lorsqu’il reçut une dépêche d’Orry, contrôleur-général des finances, qui lui exprimait de la part du ministère le regret de ce qu’il n’avait pas jugé à propos de désobéir. « Monsieur, écrivait Orry à La Bourdonnais, il est à désirer que vous n’ayez pas exécuté nos ordres. » Mais il n’était plus temps ; dans l’intervalle, l’escadre était repartie pour l’Europe. La Bourdonnais, victime de la cruelle légèreté du gouvernement, ne savait que résoudre. La nature ne l’accablait pas moins que la politique. Tout s’arma contre lui : les maladies, la sécheresse, la disette, augmentèrent sa détresse ; les accidens les plus inattendus y mirent le comble. Le Saint-Géran, qui lui apportait des vivres, échoua devant l’île d’Ambre, non au cœur de l’hiver, non par une affreuse et poétique tempête, mais dans la saison la plus favorable, dans une belle nuit des tropiques, dans une nuit claire et sereine, non par la faute de la destinée, mais par celle d’un capitaine imbécile et d’un bosseman ivre. Pourtant la fiction n’a pas été complètement substituée à la vérité. On vit sur ce triste navire une femme, jeune ou vieille, belle ou laide, on l’ignore, suppliée

  1. Dépêche de Dupleix au nabab de Karnatik, Anaverdykan.