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n’était pas revenu seul ; une femme l’accompagnait, et cette femme, c’était la sienne. À cette vue, un cri aigu s’échappe de la foule : on tremblait que Marthe n’allât mourir. Ils se trompaient ; Marthe, au contraire, fixa gracieusement ses yeux sur Jacques ; puis elle rit, elle rit comme une folle… hélas ! elle ne pouvait plus rire autrement : la pauvre fille avait perdu la raison.

Bientôt, durant une nuit, Marthe s’échappa et s’enfuit dans les rues d’Agen. C’est là que, pendant trente ans, on la vit mendier son pain ; c’est là que les enfans s’amusaient à la faire fuir en lui criant : Maltro, un souldat !

Maintenant vous savez pourquoi elle tremblait à ces mots.
Et moi, qui le lui ai crié aussi plus de cent fois,
Aujourd’hui qu’on m’a conté sa vie touchante,
Je voudrais couvrir de baisers sa robe en guenilles ;
Je voudrais lui demander pardon à genoux ;
Je ne trouve rien qu’un tombeau ; je le couvre de fleurs !

C’est par ces jolis vers, dont la traduction donne une trop faible idée, que se termine le petit poème de Maltro l’innoucento.

Cette simple et touchante composition fera honneur à la muse persévérante et assidue de Jasmin : Marthe aura bientôt sa place marquée à côté de Mes Souvenirs et de l’Aveugle de Castel-Cuillé. C’est une fraîche idylle où sont semés avec art des traits de sensibilité et de naturel, et où l’on distingue de plus en plus ce rhythme habilement mélodieux, ce sentiment délicat des beautés naturelles qui ont fait goûter depuis long-temps les vers du coiffeur gascon. Ce qui me plaît surtout dans le talent de Jasmin, c’est qu’il a un idéal à lui et qu’il cherche sérieusement à l’atteindre. Son élégance est savante et travaillée ; il combine longuement ses effets, surtout quand ils sont simples. Tel vers lui coûte une matinée de travail. « Je pioche, nous écrivait-il familièrement, pour faire croire que j’improvise. » C’est le secret des vrais artistes.

Sorti du peuple, Jasmin a eu le bon esprit d’y rester ; qu’il continue à moins parler de lui-même dans ses vers, à ne plus étaler devant les lecteurs son peigne et son rasoir. Il y a là aussi une sorte de vanité assez tentante qu’il faut savoir éviter ; l’aristocratie démocratique est pire encore que l’autre, parce qu’elle n’est qu’un plagiat retourné. En écrivant ainsi lentement et à loisir de petits poèmes achevés, des récits courts et parfaits, Jasmin, nous le croyons, a rencontré son vrai cadre, le cadre qui convient surtout aux années sérieuses dans lesquelles il entre. Qu’il ne songe pas à un autre auditoire que celui que peut directement lui donner le patois dont il est le vrai poète ; là est pour lui la condition d’un succès durable. Nous autres conquérans glorieux de la langue d’oïl, pourquoi ne laisserions-nous pas sa modeste place à ce débris subsistant d’un idiome dès long-temps vaincu ? Il y a six siècles, le parler des troubadours était l’expression la plus policée des cours du midi ; aujourd’hui les dialectes qui se sont partagé son héritage ne servent plus qu’à rendre les sentimens de la foule. Saluons dans Jasmin le dernier neveu, le descendant populaire des chantres nobles du gay sa ber.


CHARLES LABITTE.