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et en effet il porta le dernier coup à une espèce de tragédie, c’est-à-dire à la tragédie de l’empire et de la restauration, pastiche froid et terne, sans cœur, sinon sans élégance, et où la convention remplaçait la vie. Ce ne fut pas une grosse perte, et, en toute justice, cet art appauvri, qui n’avait pas su se retremper à propos aux grandes sources de l’histoire et de l’ame humaine, méritait sa destinée ; il avait fait son temps, quoiqu’il fût debout encore, et il tomba en poussière dès qu’on le toucha du doigt. Cela n’avait ni sang ni entrailles, et rappelait trop bien, quoique avec plus de talent, la période intermédiaire qui sépare Racine de Voltaire, Athalie d'OEdipe, et où brillèrent les La Grange, les La Chapelle, les Belin, M. l’abbé Abeille, et même Mlle Bernard. Évidemment, le drame avait raison dans sa brutalité goguenarde ; il eut tort seulement de s’imaginer que, parce qu’il avait fait si bon marché de la tragédie impériale, il tuait du même coup, et radicalement, la forme tragique ; il se fit la part trop belle, en laissant à la tragédie le passé et en se réservant exclusivement l’avenir. Que le drame, avec ses libres allures, ses personnages mêlés et les franchises de son langage, s’accommode mieux aux habitudes modernes, à la bonne heure ! mais pourquoi ne serait-il plus possible de développer de grands sentimens dans une belle langue, d’élever, dans le pathétique, le vrai jusqu’à l’idéal, d’être toujours noble, sans cesser d’être naturel ? La vérité est qu’il y a deux muses tragiques, l’une qui chausse haut le cothurne, l’autre qui le chausse plus bas, et qu’elles n’ont qu’à rencontrer de bons poètes pour être réelles et vivantes, l’une autant que l’autre.

Si la tragédie est une forme usée, décrépite, le Cid et Polyeucte devraient avoir bien vieilli, et devraient médiocrement émouvoir le spectateur. Le spectateur n’est pas un antiquaire, un archéologue ; il ne s’éprend pas des choses pour leur valeur relative ; il ne s’éprend que de la beauté absolue, il n’aime que ce qui le touche à fond. Donc, si l’héroïsme du Cid, la foi ardente de Polyeucte, les imprécations de Camille, la déclaration de Phèdre, lui vont encore à l’ame, c’est que rien de tout cela n’a cessé d’être pathétique et émouvant. Or, l’on avouera que, si l’on est remué, attendri par de vieux chefs-d’œuvre, à plus forte raison le serait-on par de nouveaux.

Je sais qu’il y a des gens qui n’en conviendront pas ; leur thème est adopté depuis long-temps, et ils ne veulent pas en avoir le démenti. Que d’agréables variations ils ont brodées sur cette pensée toujours la même : La tragédie est ennuyeuse ! Une tragédie médiocre, dans la bouche d’acteurs secondaires, soit : ceci est même plus que de l’ennui, c’est presque un supplice ; mais dire qu’une belle étude tragique, taillée de main de maître en plein cœur humain et en pleine histoire, et confiée à d’habiles interprètes, est une chose souverainement ennuyeuse, c’est commettre un paradoxe ridicule. Guérit-on d’un paradoxe ? On n’en guérit pas, malheureusement ; autrement l’occasion serait belle, et l’on pourrait aller se convaincre, à la Virginie de M. Latour, qu’une tragédie peut être encore une source d’émotions puissantes et variées.

Il existe, en littérature, quelques grands sujets qui sont, pour ainsi dire, en