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comme une fumée, laissaient à découvert une partie du ciel ; il y avait assez de clarté sur les eaux pour qu’un rameur pût se guider, et aussi assez d’ombre à terre pour qu’il s’y cachât quelque piège. Si un pêcheur s’était trouvé là, jetant ses lignes par cette nuit orageuse ! Déjà la mer, en murmurant sur la plage, disait aux Malgaches qu’ils allaient libres.

Avant d’aborder les grandes eaux, les deux jeunes gens accomplirent une cérémonie de leur pays ; le pilote, c’est-à-dire César, prit de l’eau dans une feuille de ravenala, se mit dans la mer jusqu’aux genoux, aspergea les bords de la pirogue et supplia les vagues, à mains jointes, de les porter sans accident jusqu’à leur île, de les protéger contre les négriers, contre les écueils, contre les monstres de l’Océan. Cela fait, il courut enterrer sous le sable la feuille dont il s’était servi, et poussa au large avec son aviron. Ce ravenala, qu’on appelle ici l’arbre du voyageur, est comme sacré aux yeux des Malgaches, parce qu’il contient une grande quantité d’eau excellente à boire, même quand il croît dans des terrains marécageux à moitié salins.

— C’est un musa, dit le docteur, qui semblait sommeiller depuis quelque temps, c’est un musa ; réunissant au plus haut degré deux caractères du genre, il est essentiellement aquosus et fongosus.

— Une pirogue est bien basse sur l’eau, reprit Maurice ; il suffisait aux trois Malgaches d’avoir mis quelques milles entre eux et la côte pour être sauvés. Quand le soleil parut, l’île se montrait à eux comme une seule montagne, verte aux pieds, grise à la cime, entourée sur la rive d’une ceinture d’écume, avec un dais de nuages au-dessus de ses mornes. Les marrons des hautes plaines causaient peut-être à ce moment-là du vieux sorcier, tout en regardant sur l’eau ce point noir qui s’éloignait ; mais si on s’occupait encore de Quinola dans les habitations où il s’était fait craindre et aux camps des noirs où il apparaissait de temps à autre comme un homme extraordinaire, lui, il ne disait plus un seul mot depuis le moment où César l’avait assis dans la pirogue. Naviguer dans la mauvaise saison autour de notre île n’est pas toujours chose facile pour les grands bâtiments ; comment une petite pirogue, à peine ébauchée, aurait-elle pu résister à la lame ? Bientôt les deux rameurs s’aperçurent que le bois vert, trop pesant, s’enfonçait de plus en plus. À la première brise qui vint à souffler, l’eau salée mouilla leurs provisions. Ne sachant plus vers quel point de l’horizon diriger leur course, ils se laissèrent entraîner sous le vent de l’île ; ce n’était point la route pour aller à Madagascar ! Le petit esquif flottait