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des esclaves de traite ; puis, à la faveur des règlemens nouveaux, le cercle des affranchissemens s’élargit ; arrive enfin l’ordonnance de 1840 sur le patronage, qui place les esclaves sous la protection des pouvoirs publics. Toutes ces mesures, dictées par un esprit de conciliation et de prudence, ont réussi. Les documens de l’administration sont là pour attester l’influence heureuse qu’elles ont exercée sur les esclaves, dont la condition s’améliore de jour en jour, et sur les maîtres, dont les procédés s’adoucissent par la double action des mœurs et des lois. Faut-il persévérer dans cette voie d’émancipation graduelle ? faut-il continuer cette guerre lente, mais sûre, contre le principe de l’esclavage, ou bien faut-il en prononcer immédiatement la suppression ? Tel était le problème qu’avait à résoudre la noble chambre.

Nous avons sous nos yeux l’expérience d’une émancipation progressive et circonspecte ; nous avons aussi à côté de nous l’expérience d’une émancipation imprudente. L’Angleterre s’est chargée là-dessus de nous instruire à ses dépens. On sait ce que lui a coûté le vote enthousiaste qui a émancipé en un seul jour, au prix de 500 millions, tous les noirs de ses îles occidentales. Ce vote a été la perte des possessions britanniques dans les Antilles. La liberté y a détruit le travail et la production. La propriété est aujourd’hui sans valeur. Les noirs, retournés à la barbarie, refusent leurs bras aux terres incultes ; les planteurs, pour conjurer leur ruine, supplient qu’on leur envoie des rivages de l’Inde ou de l’Afrique une population nouvelle de travailleurs, et le gouvernement anglais favorise cette immigration par des moyens qui en font une traite déguisée. Tels sont les effets qu’une émancipation prématurée a produits dans les Antilles anglaises. Mais la fortune de l’Angleterre est dans l’Inde. Quelques esclaves perdus à la Jamaïque, à la Guyane, à Antigoa, sont bien peu de chose à côté de cette foule innombrable d’Indiens que l’Angleterre tient sous sa main, et qu’elle asservit à sa prospérité et à sa grandeur. Si le commerce de l’Angleterre est ruiné dans les Antilles, il a triplé dans les Indes occidentales, et sa richesse n’a fait que s’accroître en changeant de source.

La France, qui n’a pas l’empire des Indes pour se consoler d’un moment d’erreur, doit réfléchir mûrement sur l’exemple donné par l’Angleterre. Il y va pour elle de sa puissance commerciale et maritime, car les colonies sont la sauve-garde de notre navigation réservée, qui est elle-même la force de notre marine. Que l’honorable M. Passy désire l’émancipation immédiate, on le conçoit : M. Passy n’est pas certain que les colonies nous soient utiles. Que l’honorable M. de Montalembert s’indigne contre les lenteurs d’une émancipation prudente, cela se conçoit également : l’orateur catholique ne voit dans l’affranchissement des noirs qu’une question morale et religieuse. La ruine industrielle des colonies anglaises ne l’arrête pas. Qu’importent nos colonies, notre commerce, notre marine, si, par le sacrifice de ces intérêts matériels, le principe moral de l’émancipation fait un pas de plus dans le monde ? Voilà une politique qui peut prêter matière à de beaux discours ; malheureusement, il est douteux qu’elle puisse servir à la grandeur de la France, et il est certain