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ainsi fait frères avec les chefs de l’île, et cette alliance leur a, dans plus d’une circonstance, sauvé la vie…

J’essayai de faire comprendre au Créole que l’histoire de la Chine offre de ces beaux exemples de fraternité, que la Grèce antique avait honoré ces dévouements sublimes dont les poètes nous ont transmis le souvenir, et qu’enfin l’échange des noms en usage à Tahiti représentait assez bien cette union intime entre deux personnes qui se lient volontairement dans le but de se défendre et de se soutenir ; mais, comme tous les gens de peu d’éducation, l’honnête Maurice recevait difficilement les impressions qu’on essayait de lui communiquer en dehors du cercle fort limité de ses connaissances. Pareil au ruisseau qui court trop vite pour remplir ses bords et passe à peine visible au fond du ravin, son esprit rapide et pour ainsi dire concassé franchissait d’un bond les idées qui, en le modérant un peu, l’eussent contraint à monter.

— Cela se peut bien, me répondit-il avec naïveté, et il reprit vivement la suite de son récit.

— Ce noir intelligent, rusé, alerte, n’aurait-il point la fantaisie de s’emparer d’une chaloupe sur la côte et de chercher à s’enfuir vers sa grande île de Madagascar ? Nous le craignions dans notre village, et si une bande hardie se joignait à lui pour tenter l’entreprise, ne viendrait-il pas à l’idée de ces brigands, de brûler les habitations pour nous empêcher de les poursuivre ? Ces inquiétudes nous tenaient dans de continuelles alarmes ; chaque jour, nous nous attendions à voir reparaître ces marrons devenus invisibles. Tandis que nous dormions à peine dans nos maisons, le Malgache César et son frère adoptif vivaient paisiblement ici même, dans cette grotte. Personne ne la connaissait alors : bien des fois on s’en était approché en faisant des battues ; mais les marrons qui l’habitaient, au lieu de l’aborder par le côté et de se trahir en foulant l’herbe tout à l’entour, y arrivaient au moyen d’une grosse liane. Ils se suspendaient à cette corde naturelle, à cette tige qui avait poussé là exprès pour eux, se laissaient glisser le soir au fond du ravin et rentraient au matin de la même façon, dès que la dernière étoile s’éteignait au sommet des mornes. Sur les rochers, leurs pieds ne laissaient pas la moindre empreinte. Celui qui leur avait indiqué cette retraite si sûre, c’était le vieux Quinola, le Malgache à cheveux blancs qu’on ne savait où prendre. Après s’y être caché lui-même pendant bien des années, sans amener à sa suite aucun Noir des bandes, il y avait appelé César, parce que celui-là appartenait à la même famille que lui, et le frère adoptif de César, l’autre Malgache, trouvait de droit un asile auprès d’eux.