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de source, épanche trop souvent le sable et l’or dans la même nappe liquide. C’est pourquoi aux Poésies complètes je préfère de beaucoup les Poésies choisies, dont Rückert a dirigé en personne la publication[1]. Ici du moins, grace à une ordonnance plus variée, grace aux salutaires efforts d’une main qui émonde et relie, les points de vue s’éclaircissent, la lumière se fait, l’air circule ; en un mot, la forêt d’Amérique, la forêt vierge, devient un parc anglais où votre rêverie s’égare volontiers en de fraîches allées sablées de jaune, et qui la promènent de rencontre en rencontre à travers les bosquets mystérieux le long desquels la gazelle s’effare, à travers les grottes pleines de fleurs et de cascades et les amples rideaux de peupliers, jusqu’à la pagode chinoise dont les mille clochettes d’argent s’agitent aussitôt et carillonnent à son approche dans le bleu de l’air. Tenons-nous donc aux Poésies choisies, et contentons-nous d’interroger là, en même temps que les produits du génie de Rückert, l’histoire de son cœur et de sa vie. D’ailleurs, il s’agit encore, en dépit des omissions, d’un volume de plus de 700 pages d’édition compacte, ce qui, pour un lyrique, est, on le voit, fort honnête.

Le premier livre, intitulé Chants de Jeunesse (Jugendlieder), n’est, à proprement parler, qu’une variation nouvelle de ce thème éternel que toute ame plus ou moins douée de poésie entonne à son aurore. Là pullulent par milliers les vers à l’arc-en-ciel, aux étoiles, au clair de lune, que sais-je ? toute cette nuée atomistique qui poudroie d’ordinaire autour du premier rayon sacré. A ne consulter que la table, on se croirait en plein almanach ; mais ce qui dès l’abord indique le poète, c’est l’entrain du mouvement, la loyauté de l’enthousiasme, et, dans les sujets d’originalité contestable, une façon de dire dont le menu peuple ne se doute pas. Quant à ce qui regarde l’exaltation du lyrisme de Rückert à cette époque, elle répond à ce qu’on peut attendre d’un néophyte de dix-huit ans à qui son commerce avec la nature révèle la poésie. En vérité, ces Allemands ont d’étranges ivresses, le printemps leur monte au cerveau comme un vin[2]. J’ai

  1. Gedichte von Friederich Rückert, Auswahl des Verfassers ; Frankfurtam-Mein, Sauerlander ; Paris, Klincksieck. — C’est aussi l’édition qu’emploie M Braun dans son remarquable travail, dont nous voudrions emprunter la méthode pour le nôtre.
  2. Voir l’hymne au printemps qu’entonne le poète dans les Reiseschatten de Kerner :

    C’est l’odeur de l’aubépine,
    C’est le murmure du vent,
    C’est la source cristalline,
    Qui circulent dans mon sang ;
    C’est le vert de la colline,
    C’est le bleu du firmament,
    C’est la pourpre du couchant, etc.

    Après, mais seulement après ces Reiseschatten (mot à mot : ombres, esquisses de voyage), sont venus les Reisebilder de Henri Heine. Que le tableau succède à l’esquisse, rien de plus simple ; ces bons souabes voudraient bien ne pas avoir d’autre grief contre leur spirituel antagoniste.