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imagina d’élever de son propre fonds à cette infortune un monument de fantaisie[1].

Aussi, quand au milieu de cette famille de titans foudroyés se rencontre une nature chez qui le calme et la douceur des mœurs, loin d’exclure l’inspiration, la nourrissent et la fécondent, un homme qui, sans rien abdiquer du moi essentiel à toute poésie, sans rien sacrifier de la paix intérieure et des natives croyances, vit en quelque sorte sa poésie et rime à loisir son existence, sa figure vous attire comme une heureuse et consolante apparition, et vous aimez, après tant de catastrophes et de trop fameuses épopées, à vous reposer dans cette fraîche idylle.

Tel est Rückert, existence vouée à la contemplation, à la rêverie, à l’étude, et qui s’écoule en une si profonde communion avec la nature, qu’elle semble en ressentir, pour les traduire à sa manière, toutes les métamorphoses et jusqu’aux moindres frémissemens. Rückert vous contera les langueurs et les voluptés d’une fleur comme s’il les eût éprouvées lui-même. Ce petit monde du jardin et de la plaine, il le connaît à l’égal de celui des villes et des salons, mieux sans doute, car il l’a pratiqué davantage, et son œil va saisir sur le sein épanoui d’une rose en amour le baiser lascif du vent du sud, avec cette clairvoyance d’Albert-le-Grand découvrant au son de voix la récente faiblesse d’une jeune fille tout à l’heure encore immaculée. On dirait que l’esprit de la terre, qui monte avec la sève en chaque plante, parcourt et chauffe sa poitrine. En le lisant, vous vous croiriez au fond d’un bois mystérieux ; des océans de verdure ondoient au-dessus de votre tête, des bruits sonores vibrent dans l’air chargé d’arômes enivrans, et vous voyez autour de vous s’épanouir tout un printemps d’éblouissans calices où l’oiseau du ciel boit la rosée, où des milliers d’abeilles d’or se froissent dans un pur rayon de soleil. Il devient, du reste, indispensable de ne point perdre de vue ces rapports incessans, cette espèce de collaboration de l’homme avec la nature pour comprendre la personnalité de Rückert et s’expliquer le sens de ses poésies. Bien entendu que nous ne parlons ici que des œuvres lyriques, lesquelles forment les six volumes des Poésies complètes, et dont une bonne partie a passé dans les Poésies choisies. Sur cet unique point doit porter la

  1. La Günderode, par Mme Bettina d’Arnim. En admettant qu’il se trouve çà et là quelques traits originaux, quelques fragmens de lettres authentiques dans ces correspondances combinées à souhait pour l’intérêt du roman, on n’y doit voir que motifs et thèmes à varier, qu’une manipulation ingénieuse ne s’est pas fait faute d’arranger à sa guise.