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de l’homme ? et ne réussira-t-on jamais à concilier ensemble la force qui agit et la force qui pense ? « De l’instant où j’ai pu commencer à craindre, j’ai cessé de craindre :

Wenn zu fürchten angefangen hab’ich, zu fürchten aufgehört, »


s’écrie en un vers admirable de profondeur et de concision le Philippe II de Schiller. Ces paroles du roi d’Espagne sur la jalousie, faudra-t-il les retourner à propos de cette harmonie des deux principes, et dire que chercher à l’établir en soi, c’est démontrer qu’on l’a perdue sans retour ? Il se peut, après tout, que la majorité des poètes soit prédestinée à ces déchiremens douloureux de l’être, et que le nimbe du génie attire la foudre sur le front qu’il consacre. M. Freiligrath, s’inspirant de la mort de Grabbe, a dit du poète que « la forêt sainte de son cœur n’était qu’une place à sanglans sacrifices. » Si cette observation du lyrique trouve son application à propos des hommes, combien n’est-elle pas plus vraie quand on songe à tant de natures délicates poétiquement douées et qui sont mortes faute de pouvoir traduire en plaintes mélodieuses les élégies passionnées, les trésors d’amour qui débordaient de leur poitrine ! Puisque le courant du discours m’amène à cette pensée, je ne saurais m’en éloigner sans donner au moins un souvenir à la douce mémoire de Caroline de Günderode. Arnim raconte qu’un jour en descendant le Rhin, la pente du fleuve porta sa barque vers l’endroit du rivage où la Sapho allemande trouva les flots pour sépulture. « Nous descendîmes, et, nous regardant en silence les uns les autres, nous cherchions la languette de terre consacrée ; là une noble existence vouée aux muses s’abîma, et le torrent a fini par attirer à lui et dévorer la place sainte, comme pour empêcher qu’elle ne fût profanée. » Ainsi nous faisons, saluant sur notre route, parmi tant d’ombres éplorées, l’ombre gracieuse de cette jeune femme qui noya dans le Rhin sacré son corps si beau, ses amoureuses peines, et dont la mémoire eût à jamais disparu, elle aussi, sous les flots, sans la sollicitude tardivement éveillée, et du reste moins pieuse qu’exaltée, d’une romanesque amie qui naguère