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et méthodique nous semblera toujours la meilleure. Oui, certes, il nous eût été plus commode, nous en conviendrons facilement, d’enjamber un demi-siècle, et de venir nous poster d’emblée au beau milieu du groupe remuant ; mais à pareil jeu on court aussi grand risque de tomber dans la confusion, et de s’exagérer singulièrement la valeur des individus, faute de s’être rendu un compte exact et sévère des relations qui peuvent exister entre les nouvelles muses et certains maîtres dont elles dérivent. Il serait puéril, sans doute, de prétendre que toute poésie en Allemagne relève infailliblement aujourd’hui d’Uhland et de Rückert. Néanmoins, comment contester l’influence des deux génies sur les lyriques du moment ? influence d’idées, influence de formes et de rhythmes. Niera-t-on que M. Anastasius Grün[1] et M. Gustave Pfizer empruntent leur manière au style épique et narratif du chantre de Bertrand de Born ? Et Rückert, le volumineux Rückert, est-ce qu’on ne se dispute point son héritage, dont M. Dingelstedt semble réclamer la partie mélancolique et douce, l’idylle sentimentale, et M. Freiligrath l’orientalisme ? Et pour tout dire, sans le Printemps d’amour, ce divin souffle d’une ame enivrée de poésie, est-il bien sûr que le Livre Lyrique de M. Heine eût épanoui ses clochettes sonores ? Je sais qu’on se vante d’avoir à part soi plus d’une recette à l’usage de ces transformations ingénieuses. Ici le grain de politique vient à propos, et l’on croit se tirer d’affaire à l’aide du vaudeville final à l’adresse du roi de Prusse ; mais de pareils expédiens ne constituent pas une originalité très grande. Avec son imagination rayonnante, son universalité, Rückert me parait représenter bon nombre de ces variétés contemporaines. Je retrouve chez lui en gerbe, en faisceau, tous ces rayons éparpillés et miroitant, ici et là, non sans grace. C’est

  1. Je range Anastasius Grün, quoique Autrichien, dans le groupe souabe, comme j’y fais entrer Lenau, Platen, Julius Mosen, tous ceux enfin qui, sans avoir renoncé à rimer dans l’occasion leur mot de politique, me semblent n’avoir point méconnu la rêverie et l’idéal. Que la liberté et la muse soient sœurs, je l’admets volontiers ; je doute cependant que la poésie lyrique ait été mise au monde uniquement pour rédiger des constitutions et morigéner en strophes cadencées les chambres et les cabinets d’un pays. D’ailleurs chacun d’entre eux, poètes de la nature et poètes de la politique, chacun, nous voulons le croire, aime la liberté et la souhaite ; il n’y a guère de différence que dans la manière de l’invoquer. Les vivans (c’est les viveurs qu’il faudrait dire) lui portent du matin au soir et du soir au matin des toasts à l’assourdir, tandis que les autres, plus recueillis, plus calmes, préférant aux utopies du jour les grandes vérités morales, n’en poursuivent pas moins le but humain sans déroger aux lois divines de l’art. On comprend maintenant ce que nous entendons par les souabes, et combien le mot ainsi étendu offre de latitude aux classifications.