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nombre d’axiomes qui sont la base de la raison humaine et la distinction du juste et de l’injuste… Nous possédons les premiers principes qui sont le fond de l’entendement, et de plus la loi logique en vertu de laquelle nous déduisons les conséquences renfermées dans ces germes primordiaux. » M. Lacordaire avoue tout cela, mais il nie la portée de sa parole, et n’imagine pas qu’on puisse jamais avec tout cela faire quoi que ce soit de solide, si l’on ne vient aussitôt s’incliner devant l’autorité la plus absolue ; il accorde l’instrument, il en refuse l’usage. Cette grande variété de l’enseignement humain, cette diversité des systèmes l’effraie et le trouble ; il ne veut pas voir que c’est là précisément le mouvement de la vie et l’exubérance nécessaire de la liberté. Pour le rassurer sur les suites de cette agitation féconde, ce n’est pas assez du fond commun sur lequel elle s’exerce, de cette identité substantielle et permanente de l’esprit ; pour permettre à la machine de tourner, il a trop peu de confiance dans le pivot qui la porte. Il faut absolument qu’il nous renverse à terre, dût-il y tomber avec nous ; et telle est la violence avec laquelle il abat toute œuvre humaine, qu’il ne s’aperçoit point que rien ne s’en relève, pas même la sienne.

On a beau jeu sans doute contre l’abus des théories et l’égarement des sophistes ; mais fut-il jamais sophisme plus destructeur que celui-ci, dans lequel M. Lacordaire résume tout ce côté de sa doctrine avec cette subtilité candide qui le caractérise ? « Le genre humain est nécessairement enseigné, qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, mais il n’est pas juge de l’enseignement qu’il reçoit, parce qu’il n’est pas capable de l’être ; il n’a pour se guider que la certitude, et la certitude n’est que le rapport actuel d’une intelligence avec une vérité, rapport toujours douteux et précaire. L’infaillibilité, au contraire, est le rapport perpétuel de l’intelligence avec la vérité. L’homme a donc besoin d’un enseignement infaillible. Or, c’est pourtant par la certitude qu’on arrive à l’infaillibilité, c’est-à-dire qu’on fonde ce rapport perpétuel de l’intelligence avec la vérité absolue sur un de ses rapports passagers avec les vérités particulières. » Si vous voulez me garantir l’infaillibilité, commencez par me garantir la certitude ! sinon il ne me restera plus de ressources que dans l’abandon complet de toute réflexion, il ne me restera plus qu’à dire avec vous dans l’exaltation d’une joie déplorable : « La doctrine catholique résout toutes les questions et leur ôte même jusqu’à la qualité de question. Nous n’avons plus à raisonner, et c’est un grand bienfait, car nous ne sommes pas ici pour raisonner, mais pour agir, pour édifier dans le temps un ouvrage éternel. » Non, l’éternité n’est pas à ce prix-là !