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n’est pas d’hier que date l’indépendance de la raison ; il y a quelque chose qui remonte aussi haut que toutes les révélations surnaturelles, c’est la raison naturelle qui les a reçues. Ne l’oublions pas, la raison a sa tradition tout aussi bien que l’église a la sienne, une tradition héroïque et savante ; la raison a eu ses docteurs à elle toutes les fois que l’église a voulu vivre à part ; elle a pris et embrassé ceux de l’église toutes les fois qu’ils ont eu le secret des grandes pensées ; comme l’église, et souvent grace à l’église, la raison a eu ses martyrs ; la raison a fait tout ce que l’église a pu faire pour le progrès des idées et des mœurs, puisqu’elle l’a fait avec l’église, dans le même temps et d’un même esprit ; la raison fait maintenant tout ce que l’église ne fait plus, puisque l’église trouve mieux de ne rien faire.

Et c’est en face de ces grandes destinées de la libre intelligence, c’est en présence de ce magnifique spectacle, de cet ordre universel fondé sur la raison, que M. Lacordaire vient la calomnier ! C’est lui qui nous accuse « d’agiter des logogriphes, » c’est lui qui veut à toute force nous plaindre et nous juger misérables ; et quand il prétend nous convaincre de cette désolante infirmité de nos cœurs, quand il entreprend de nous ramener à la foi positive en nous montrant le néant de la foi naturelle, lui qui est un génie neuf, il ne sait nous opposer, en fin de cause, que cette vieille parole de tous les sacerdoces : « Je vous attends à l’heure de la mort ! » Dieu me garde de parler à la légère du ministère consolateur qui vient s’asseoir au lit des agonisans ! mais, après tout, il faut bien le dire, la mort chrétienne, est-ce seulement la mort de saint Jérôme et de sainte Thérèse, le trépas extatique qui jette dans l’éternité une ame dès long-temps possédée de ses visions ? Des natures si ardentes ne font pas la règle commune de l’humanité ; ce sont là les morts du champ de bataille : l’humanité meurt dans son lit. Eh bien ! quels sont alors les plus beaux caractères de la mort chrétienne ? N’est-ce pas la résignation, la confiance, la sérénité ? n’est-ce pas le cœur fort qui dompte la révolte des sens souffrans, et oblige en quelque sorte la puissance de destruction à respecter jusqu’au dernier moment l’empreinte de la vie ? N’est-ce pas l’attente et l’espoir d’un nouvel avenir ? Si l’on veut que tout cela soit surnaturellement chrétien, tout cela n’est-il pas aussi naturellement raisonnable ? et de quel droit maudire la raison, si elle a tant de part dans ces bienfaits qu’on attribue exclusivement à la foi ? De quel droit la supposer toujours en proie aux tourmens d’une incertitude déchirante, comment la condamner quand même à ce deuil imaginaire dont on se plaît à la croire nécessairement accablée, lorsqu’elle est