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que La Bruyère comprenait par cette divine tristesse, ce n’était pas ce que l’on croirait volontiers aujourd’hui, cette espèce de mélancolie qui sied, dit-on, aux génies et les rapproche de Dieu en les élevant au-dessus de la foule dans l’extase d’une dédaigneuse pitié ; ce n’est pas avec cela qu’on corrige et qu’on discipline les hommes : c’était quelque chose de plus sérieux et de plus salutaire, c’était la simplicité naturelle aux convictions puissantes, la vigueur et comme la verdeur qu’il y a dans tout ce qui n’est pas artificiel, la façon claire, franche, un peu brusque avec laquelle s’exprime toute pensée qui ne s’alambique pas, que sais-je ? le mépris des allures ambitieuses et des parades de tribune, la sainte frayeur de ces enseignemens aventureux qui profitent plus à la renommée de l’orateur qu’à l’instruction de l’auditoire. Il semble que La Bruyère ne puisse assez vanter cette noble austérité du langage chrétien ; il n’est pas content de la belle définition qu’il en a donnée, il y revient, il l’éclaircit, il nous peint à plaisir le prédicateur de son choix. On ne pouvait être à meilleure école pour apprendre à s’y bien connaître, et j’imagine que ces pages-là furent écrites presque sous la dictée de Bossuet, au sortir de quelque longue promenade dans l’allée des philosophes. Voyez le vif et judicieux arrêt « Jusqu’à ce qu’il revienne un homme qui, avec un style nourri des Écritures, explique au peuple la parole divine uniment et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis. » Hélas ! nous attendons toujours ; ce qu’il nous faudrait encore à présent, ce serait seulement ce qu’il fallait alors au goût de La Bruyère et de Bossuet : ce serait « qu’on tirât son discours d’une source commune, où tout le monde pût puiser, et qu’on ne s’écartât guère de ce lieu commun, » lieu commun de morale, s’entend, et non de rhétorique ; sinon, disait-on déjà en 1687, sinon l’on « n’était plus populaire, on ne prêchait plus l’Évangile, on était abstrait et déclamateur. » Je voudrais juger en deux mots le livre que j’ai devant moi ; je n’en saurais trouver qui fussent à la fois plus significatifs et plus précis : « Par la grace de Dieu, dit M. Lacordaire, j’ai l’horreur des lieux communs. » On le voit de reste, et c’est bien là le mal.

M. Lacordaire appelle lui-même sa parole « une parole singulière, moitié philosophique et moitié religieuse, qui affirme et qui débat, qui se joue sur les confins de la terre et du ciel ; son but, dit-il, son but unique, quoiqu’elle ait souvent atteint par-delà, c’est de préparer les ames à la foi, de supplier plus que de commander, d’épargner plus que de frapper, d’entr’ouvrir l’horizon plus que de le déchirer. » Voilà le programme, voyons l’exécution.