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volonté du monde, s’incliner devant les récits diffus et les pâteuses narrations de Vertot. Certes, qui aime à raconter de beaux combats, qui s’émeut au souvenir de ces terribles coups d’épée donnés de si grand cœur au nom de l’ancienne devise « Dieu le veut », ne saurait trouver dans le passé une plus attrayante époque. Le siége de Malte par Soliman est à lui seul tout un poème auquel, pour être bien autrement héroïque que le siége de Troie, il ne manque qu’un Homère. Jamais le courage humain ne s’éleva plus haut, jamais l’acharnement des combats ne conduisit à de plus effroyables excès que dans cet assaut sans trêve qui dura trois mois. Turcs et chrétiens luttaient corps à corps dans cette île de Malte, comme les gladiateurs dans une arène. Des deux côtés, la rage était égale. Les musulmans, par dérision, fendaient en croix la poitrine de leurs prisonniers et foulaient aux pieds leur cœur vivant encore ; les chrétiens, en représailles, décapitaient les captifs et lançaient leurs têtes dans leurs canons, en guise de boulets. Le grand-maître avait communiqué à tous ses chevaliers son indomptable énergie. Jamais homme n’a mieux mérité sa gloire que Jean de La Valette.

Le récit des derniers jours de la domination des chevaliers à Malte formerait à lui seul le plus curieux épisode de cette intéressante histoire. Cette époque, quoique si rapprochée de nous, est la plus controversée du monde et la plus mal connue. Une quantité d’opuscules contradictoires publiés sur ce sujet par ceux-là même qui avaient tout intérêt à faire prévaloir leurs témoignages ont égaré l’opinion publique au lieu de l’éclairer, et les historiens qui, en racontant notre révolution, ont dû expliquer la catastrophe qui mit fin au règne des chevaliers, ont adopté chacun une version différente. Il nous semble à nous qu’il ne faut admettre qu’avec beaucoup de réserve les bruits de trahison qui circulèrent alors ; l’abolition de l’ordre à Malte fut une conséquence naturelle, inévitable, de la situation. Un décret de l’assemblée constituante avait privé de la qualité de citoyen tout Français engagé dans un ordre de chevalerie exigeant preuve de noblesse, et ce décret fut bientôt suivi d’une ordonnance qui dépouillait de tous les biens qu’il possédait en France cet ordre qui en toute occasion avait été, d’une grande utilité au commerce en maintenant la sécurité des mers. La république française refusait donc de reconnaître l’ordre de Malte ; le grand-maître, Emmanuel de Rohan, refusa à son tour, par proclamation publique, de reconnaître la république française. Il ferma les ports de l’île aux bâtimens français et entra dans la coalition dont M. Pitt avait été l’organisateur. La guerre étant