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allait à Tunis combattre les infidèles. « Les murailles, écrit-il, étaient chargées de monde, la mer couverte de bateaux, le port retentissait de coups de canon ; il y avait dans chaque galère environ trente chevaliers faisant pendant tout le chemin des signaux à leurs maîtresses, qui pleuraient leur départ sur les bastions. » Le témoignage de Brydone peut être suspecté, je le sais ; mais, on le voit, sa phrase ici n’est pas cherchée, elle lui échappe, elle s’ajoute naturellement à sa description, et il ne paraît avoir ni la prétention d’apprendre quelque chose à son lecteur, ni la crainte d’être contredit. Nul en effet ne songe aujourd’hui à se rendre responsable (comme certaines bonnes ames l’eussent fait volontiers il y a quelques années) de la vertu des chevaliers du XVIIe et du XVIIIe siècle, et Walter Scott a consacré les plus belles pages de son plus beau livre à nous dépeindre un templier du moyen-âge qui, s’il n’est pas très exemplaire, paraît au moins fort ressemblant. Si des hommes jeunes et forts, de race chevaleresque, élevés de la sorte, habitant de tels pays et vivant d’une telle vie, eussent pratiqué les pures vertus du sacerdoce, ils eussent été plus méritoires que des anges ; malgré leurs fautes, ils ont rendu d’immenses services et frappé des coups d’épée dont l’univers entier a retenti. Paix et honneur à leur mémoire ! Quoi qu’il en soit, nous constaterons qu’à Malte des rivalités amoureuses et des querelles sous les balcons envenimèrent une aversion sourde et secrète qui exista toujours entre les chevaliers et les habitans, et dont la cause première datait, comme nous le dirons, des premiers jours de l’établissement de l’ordre dans l’île. Les Anglais, du reste, ont hérité de cet éloignement, et il est bien autrement prononcé maintenant qu’il ne le fut jamais. La raideur britannique est-elle antipathique à ces hommes du midi, cela se comprend très bien, ou les Maltais, ennemis de tout assujétissement, rêvent-ils l’indépendance et détestent-ils par nature tout ce qui porte atteinte à leur nationalité, cela se conçoit mieux encore ; toujours est-il qu’aucune fusion ne s’opère à Malte entre la population anglaise et la famille indigène, et le Melitensium amor dont se vante l’Angleterre n’existe en réalité que sur une inscription qui renferme autant de mensonges que de lignes.

La nuit venue, nous allions au théâtre italien écouter pour la centième fois quelque chef-d’œuvre de Bellini ou de Rossini, et souvent, vers une heure du matin, nous voguions gaiement dans le port, sur les vagues assoupies, dans une gondole à deux rameurs, fredonnant au clair des étoiles les airs que nous venions d’entendre, et écoutant les cloches qui tintent toute la nuit dans la ville. Telle est l’existence