Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mal à marcher au pas. Que voulez-vous ? nous ne sommes pas enrégimentés pour aller guerroyer au loin, mais bien organisés par compagnies pour nous défendre contre les pillards des montagnes et contre l’ennemi du dehors. Quand il a fallu faire le coup de feu sur la côte, pendant la révolution de France, il ne restait guère de troupes de garnison, il ne nous venait plus de secours et pourtant nous nous battions ; nous envoyions même des renforts à nos alliés de l’Inde. Ceux qu’on a accusés plus tard d’être à la solde des Anglais, croyez-le bien, messieurs, ce ne sont point des petits blancs sans souliers.

Cette expédition de la plaine des Palmistes, je la faisais en qualité de volontaire : j’avais à peine dix sept ans ; mais je me disais que courir après les marrons n’était pas une chose plus difficile que d’aller dans les rochers dénicher les fous. Et quel enfant de nos cantons n’a pas exposé cent fois sa vie pour aller prendre dans le nid, au fond de leurs trous, ces oiseaux de la mer ? Nous commençâmes par traverser la forêt qui couvre le Vieux-Brûlé.

Le volcan qui fume aujourd’hui presque à la pointe sud semble s’être promené dans toute la longueur de l’île avant d’arriver où il se trouve maintenant ; mais, à la fin, la végétation a repris le dessus. Aussi, dans le Vieux-Brûlé, on trouve partout des bois sur sa tête et de la lave à ses pieds ; on marche sur quelque chose qui ressemble à du verre et les arbres qui se sont implantés dans ces vagues de feu refroidies depuis des années ont fini par croiser leurs rameaux, par former des taillis presque impénétrables.

Quand le soleil donne d’aplomb sur ces masses de branches étalées comme des parasols, on se trouve à l’ombre, c’est vrai, mais on éprouve une chaleur accablante. Dans les espaces découverts, les pieds brûlent ; l’herbe qu’on foule çà et là se réduit en poussière ou plutôt en cendres. Les brises de mer ne font que passer sur ces versants ; à peine les a-t-on senties, à peine a-t-on vu remuer les feuilles, que le souffle a disparu ; on l’entend qui court à la surface de la forêt, comme pour se jouer du voyageur haletant.


Le souvenir de ces chaudes journées réveilla chez le créole une soif qui lui était assez habituelle. Il se désaltéra donc à sa calebasse qu’il eût déjà vidée si nous n’avions eu soin de la remplir en y versant une bouteille de vieux vin de France.


— Merci, messieurs, reprit-il en essuyant sa bouche avec le revers de sa main, vous m’avez glissé là un excellent vin qui fait parler au lieu d’endormir comme l’eau-de-vie de canne ; si nous en avions eu